jeudi 27 décembre 2012

Un précaire


                                                           Erwann

D’un abri qu’il sollicitait pour la nuit,

Comme on s’en va quasi en pleurs demander un amour

Il était repoussé. Ses mots étaient courtois

Et il les murmurait, même auprès des bénévoles

Qui se vouent à l’entraide. Au plus froid de la nuit,

Il gardait cette voix de prière et coupable,

Brisé par les regards, les yeux détournés, les mutismes.

Il marchait, cherchait, interpelait pour survivre.

Il s’appelait Erwann. De Bretagne il ne s’affiliait à rien

Ni de Paris, Perpignan, Marseille ou ailleurs.

ll chantait quand le ciel était blanc. Alors, les hommes

Lui semblaient pacifiés comme un peuple alenti

Et il commençait, à l’entrée des gares

Ou sur le parvis des monuments, une complainte

Car il n’avait rythme que pour les chansons tristes.

Qui a décrit ses journées? Avant l’âpreté de l’ombre,

Il faisait face à l’âpreté du jour,

Plus puissant que le museau du diable et les rayons

L’indifféraient. Du soleil il disait «foutre»

Et des banquiers il s’amusait avec un crachat

Mais la douleur gonflait. Avec le crépuscule

Venait un frisson qui toujours vivifiait la peine

D’être à la rue. Erwann s’habituait à l’horreur du dehors

Et bien qu’il réclame un foyer pour quelques heures,

Il espérait un feu qui s’affaisse, éploré

Parmi les clochards morts sous un pont. Où saisirait-il

La chance ainsi qu’on empoigne un bouquet d’amaryllis?

Son murmure était triste. Il suppliait. Erwann errait

Et sa voix même était une errance. Il s’effrayait

A quémander.  A la nuit tombée, quand le froid

Devenait sombre, il voyait le ciel comme un crâne

Et pendant que les fenêtres s’éclairaient, seul dans l’ombre,

Il prenait peur de la désertion des coeurs.

Qui lui accorderait un peu plus que compassion?

Qui après un sourire, un attendrissement

Se consacrerait, pour un soir ou plus, à cet homme qui puait?

Qui aurait charité immédiate et viscérale

Pour cet inconnu qui se tordait dans le noir?

Erwann avait peur, il savait que l’exil vient de peu.

La nuit grandissait, le froid grandissait et le silence.

Exilé dehors, il chercha un lieu qui l’accueille

Mais on ne peut toujours chercher: il s’épuisa

Et son épuisement fut moindre effroi. Erwann avait eu peur

Tant qu’il avançait pour un sommeil au chaud

Mais il n’avait que refus ou porte fermée.

La fatigue amène un répit dans l’horreur;

Il se mit sous l’auvent d’un magasin de sport

Où le vent ne s’engouffrait pas. Là, il s’enroula

Dans son duvet, contre la vitre, immobile.

Fixité qui semblait entrée dans la mort

Comme autrefois les Ames se figeaient sur le rivage

Mais il s’endormit. Repos? Trève? Apaisement?

Il dormit. Le lendemain, avant que la rue s’anime

(Les métros ébranlant la vie souterraine,

Les boulangeries ouvrant à l’aube)

 Erwann était déjà parti. Auvent déserté,

Pas de présence alentour. Sa loque de sommeil

Qui se brise avant l’éveil de la ville,

Comme on se cache honteux de tout ce qu’on est

Pendant que la fierté de l’univers s’éveille.

Il s’était levé dans la glace de l’aube

Et les derniers instants de nuit furent errance.

Erwann traîna dans un parc, à quelques pas

De la mairie. L’air mordait mais il ne sentit

Que la béance du monde. Un camion d’éboueurs

Passa à sa gauche; il aperçut devant lui

Un carrousel d’autos pour enfants et dans le ciel,

Il ne perçut qu’un lever poussif, clarté laborieuse

Qui jamais se hâtera pour jouir aux hommes.

Et désœuvré, amer, il scruta le jour qui venait.  

 

mercredi 19 décembre 2012

Vive le street art


Pour Invader

Il posait la nuit des mosaïques.

Clandestin de l’art, il sortait à minuit

Quand un premier Paris s’endort, laissant règne aux ombres

Et la mutine intimité des rues.

Les murs l’attendaient. Comme une mer, la ville

Se dresse et défie; et nous avons soif de graver

(Pas de plus haut désir qu’écrire sur les vagues). 

Il n’errait pas. Son chemin était volonté

Et connaissance, il savait Paris, le Paris des angles

Et des coins, des étrécissements, des portails obscurs

Mais il voulait un lieu qui frappe au regard, un soleil anonyme

Que les contemplateurs crispés découvrent

Dans un morceau de colonne ou sur un quai de train.

Il ne cherchait personne. Au sein de tant de nuit,

A qui donner rendez-vous? Les restaurants

Avaient fermé les yeux et les bars bâillaient.

Pour tous venait la fatigue; on rentrait.

La ville aussi s’allongeait pour dormir

Et dans le ciel se répandait le grand sommeil du Très Tard.

 

Ce soir-là, il s’arrêta au pied d’un immeuble,

A quelques pas de l’escalier montant rue des Artistes.

Ayant posé l’échelle au mur, il s’y hissa.

Là, il enduisit un petit pan de mur

(Maçonnerie nocturne et diligente)

Puis il ficha, minutieux et recte,

Des mosaïques bleues, jaunes et argentées.

Il travailla vite. Interdit d’ajourer

Les murs publics; la police ignorait son art.

Elle rôdait, en rondes de nuit idiotes

Que Rembrandt, vif dans l’ombre et puissant, méprisait.

Mais la nuit fut son mécène intime

Et il eut pour spectateurs

Les adorateurs tardifs et souverains.

Il créa confidentiel et fulgurant.

Impossible retouche, impossible rajout;

Les petits carreaux de mosaïque étaient fixés,

Nouvelle et discrète empreinte dans Paris.

L’oeuvre achevée, il descendit puis s’en alla,

L’obscurité trop forte pour observer:

Il reviendrait de jour.

Au matin, quand le soleil éclaira la ville,

On vit briller sur la façade, au-dessus du portail,

Une grande araignée pattes déployées.  

 

vendredi 7 décembre 2012

En guise d'accueil...

Bonjour, hello, bienvenue


A tous ceux qui, par hasard ou non, viendront sur ce blog!

J'y ai mis quelques extraits de textes écrits au cours des dernières années, tant dans la poésie, le théâtre que dans le genre romanesque.

En espérant que vous preniez le temps de les lire et que vous fassiez part de vos impressions, suggestions, etc...

Cordialement d'avance,
Gabriel.

dimanche 2 décembre 2012

Pour Van Gogh



Un mois dans les couloirs de Saint-Rémy un an,

Il a choisi l'asile l'automne.

Face au feu des morts nombreuses qui grandit,

Ailleurs!

La maison qui sauve pour un envol de feuilles

Tant de matins qui l'ont tiré de la nuit comme si l'aube

L'étranglait.

Vingt ans que le soleil l'effraie vingt heures

Où les rayons se pétrifient dans sa tête

Et tous les exils seront clarté.

Plus jeune, il reniait les flammes

(Brûlée, sa main pour prouver la force

De son amour)

Mais la fureur lui devint familière

Et il sangla son cœur au soleil. Nouveau fils du feu,

Il lui fit offrande

D'hystérie et de peur.

Il peignit jusqu'à manger ses peintures.

Une saison à Saint-Rémy une raison

A redresser mais ses ciels s'arrondissaient

Et ses squelettes fumaient. Ni rai ni perron d'hospice

Le sauva. Dans les rues, les jardins, les champs, les chambres,

Il emmenait toujours le soleil avec lui.

Un passage à Saint Rémy un voyage

De violence immobile

Jusqu'à s'illuminer.

Il sentit dans son dos se dresser les taureaux de fer

Et frappa dans l'escalier férocement.

Mais le soleil régnait. En quittant Saint-Rémy,

Il avait un nouveau frère

Qui fut plus fort que Théo

Et l'emmena dans les champs de blé mourir. 


 

Pour Maman


C’est doucement in utero que Maman,

Pour la première fois, m’a parlé de poésie.

Elle m’a dit des mots blancs et merveilleux

Et comme une neige a dansé à mes oreilles.

J’étais dans son ventre,

Vivant de la vie minuscule des fœtus,

Et pourtant je percevais sa voix

Evoquant les écrivains qu’elle aimait.

Du fond de ma conscience prénatale,

A entendre les noms d’Ausias March, Neruda

Et Federico Garcia Lorca,

Je sentis dans la voix de Maman

Tant de passion et de fierté 

Que je fus ébloui. En dire plus

Je ne pourrai pas : tout fut lumière.

D’autres noms encore me parvinrent,

A chaque fois clamés et ardents ;

Et là, bercé et blotti dans la blancheur de son ventre,

Je continuai d’écouter.

 

Des sourds


                                                                            

                Je me souviens d’un soir d’été, en Grèce, à Athènes, avec mes parents, dans un restaurant situé au bas du Parthénon, sur une grande place blanche. La nuit était tombée, il faisait chaud mais une chaleur agréable, proche de la fraîcheur, avec un vent infime qui flottait dans l’air, comme une très douce brume. La place était remplie de tables, que se partageaient plusieurs restaurants. Je ne me souviens plus du nom de notre restaurant ni de ce qu’on y a mangé. Je sais que les tables étaient blanches et que des grands bacs à fleurs marquaient les limites du restaurant. De quoi avons-nous parlé ? Je ne m’en souviens pas. Nous étions tranquilles, mes parents ont beaucoup souri au cours de la soirée; mais malgré tous mes efforts pour me souvenir, je ne retrouve rien. Ce furent des instants agréables, voilà la saveur que j’en garde. En revanche, j’ai en mémoire l’arrivée d’un groupe de sourds dans notre restaurant, à trois tables de la nôtre, peu après dix heures. Ils étaient sept, trois femmes et quatre hommes. Ils se sont assis et ont commencé à parler en langue des signes. Dès que je les ai vus parler avec leurs mains, j’ai ressenti un plaisir semblable à une ivresse. Leurs gestes, leurs poings se fermant et s’ouvrant, leurs doigts s’écartant et se pliant, leurs regards, leurs sourires, leurs stupeurs m’ont plongé dans une sorte d’hypnose heureuse. Cette soirée remonte à dix ans mais, encore aujourd’hui, dès que je vois des sourds parler leur langue, j’éprouve la même sensation. Ce qui me surprend, c’est que, lorsque j’en fais part à d’autres gens, ils me disent qu’ils n’éprouvent pas ce plaisir. Comment expliquer cette envie de m’abandonner ? D’où me vient cette fatigue si paisible ? Les sourds détiennent-ils le secret du sommeil ? Après tout, les médecins endorment leurs patients en leur faisant fixer un cercle noir et blanc qui tourne. Avec leurs gestes, les sourds ont peut-être cette même force à envoûter. Envoûter, voilà le mot exact. La langue des signes m’envoûte, comme quand on s’émerveille devant un spectacle. Ils parlent entre eux, unis par leurs mains et leurs yeux et moi, qui les regarde, je me sens complice avec eux. Peu importe que leur conversation m’échappe car je suis là, témoin de leur ferveur et, en écoutant le frottement de leurs paumes, un rythme profond me berce. Une féerie se dégage de leurs doigts, un mystère s’échappe de leurs bouche:avec leurs corps, ils font de la musique.                                            
Les autres musiques me transportent différemment. La langue des signes m’apaise, m’invite à la sieste de l’esprit ; c’est une sensation que je ne ressens qu’avec elle. Le classique ou le rock me fait transir d’une autre manière. Là, pas d’envie de sommeil. Je recherche une ivresse nerveuse, où mon coeur danse comme un cheval qui s’emballe. J’ignore comment la musique peut provoquer en nous de telles émotions. Ecoutez La sonate au clair de lune, de Beethoven, et le monde vous apparaîtra morne, vous dénicherez partout de la tristesse, une paresse triste vous prendra l’âme et vous fera douter de la nécessité de vivre. Quelques minutes après, écoutez Sous le soleil de Bodega, des Négresses vertes, et la joie vous sautera au cœur, tout vous paraîtra beau, tous les hommes vous sembleront bons ; crédules et festifs, vous danserez en chantant les paroles de la chanson. La musique a ce pouvoir de frapper jusqu’au plus profond de la chair. Il suffit de quelques notes pour nous transir : Les premières notes de la mélodie d’In the mood for love ou de la Première Gnossienne d’Erik Satie vous jettent dans une mélancolie profonde, tandis que l’ouverture de Pierre et le Loup, de Prokofiev, vous fait sourire à la vie. Cela fait de la musique une puissance incomparable. Dans le passé, dans les batailles, quelles armes utilisait-on en premier ? Des instruments de musique. Des cors, des tambours annonçaient le début des combats. Avant de se percer à la baïonnette, les soldats s’affrontaient à coups d’hymnes et de cris. Alors, la musique devient meurtrière, tant elle exalte la violence. Un écrivain d’aujourd’hui, Guignard, a écrit un livre qui s’appelle La Haine de la musique ; il y note que la musique fut la complice des dictatures et des massacres perpétrés au vingtième siècle. Il a raison, elle peut dérégler l’âme, la remplir d’une haine éruptive et la faire enfler en rage sanguinaire. Les autres arts ne sont pas si mortifères. La peinture, la littérature, la sculpture sont de mignons chatons en comparaison à la musique. Un tableau happe la vue, donc le cœur, mais il ne vous atteint pas si brutalement. Quand je vois La Vénus au miroir de Titien, le désir m’envahit mais je ne vais pas plus loin que de la désirer. Je n’en fais pas un être réel, que je pourrais rencontrer et séduire. De même, les toiles sombres de Goya me font frémir mais elles me laissent indemne. Les sabbats, avec le Grand Bouc, les sorcières volant en cercle, les deux hommes s’affrontant dans le sable, la foule défigurée en pèlerinage à la fontaine Saint-Isidore, le colosse ravageant les troupeaux et les calèches, le chien fixant l’horizon jaunâtre, la bouche noire et béante de Tio Paquete : toutes ces scènes sont stupéfiantes mais elles n’égarent pas. Nous, spectateurs, nous effleurons l’horreur ; nous voyons des visages tordus de souffrance, des êtres mystérieux et tristes, des animaux désoeuvrés, des démons fiers ; cependant, nous ne leur tenons pas la main. Quand je contemple le chien de Goya, je le contemple de loin. Il est seul à scruter de son œil rond le néant jaune qui se dresse devant lui. Parfois, dans les musées, certains visiteurs s’évanouissent face à un tableau : leur cœur se précipite, leurs jambes tremblent, leurs émotions sont si violentes qu’ils tombent à terre, comme si le tableau les avait foudroyés. Ils transpirent, s’hébètent, suffoquent, perdent conscience. Aussitôt, les gardiens les emmènent hors des salles d’exposition; et c’est lorsqu’ils se retrouvent dans une pièce aux murs nus qu’ils reviennent à eux. Leur émotion s’atténue puis disparaît. Le choc causé par la contemplation du tableau cesse. Les médecins ont appelé ce vertige le syndrome de Stendhal. Il est très rare et, s’il est nocif, il n’est pas belliqueux. En revanche, la musique possède le sombre privilège d’attiser la fureur. Le partage-t-elle avec la littérature ? Difficile de répondre. La littérature va plus loin que la peinture car elle est plus vaste. Un tableau ne saisit qu’un fragment de l’homme; elle fige une scène. Aussi magnifique soit-elle, elle est vouée au ponctuel. Giorgione peint un jeune homme tenant sa tête dans sa main droite, le regard désenchanté, et dans sa main gauche une mandarine, pendant que, derrière lui, un autre homme ébauche un sourire; Longhi peint un groupe réuni sur un gradin en bois, ils sont huit, un jeune homme en habit rouge qui fume la pipe, un homme en cape portant un masque blanc et coiffé d’un tricorne, ayant à sa droite une femme qui tient du bout des doigts un éventail, tandis qu’à côté d’elle, un homme entre deux âges mais déjà les cheveux blancs, regarde sur le côté d’un air bienveillant, sans prêter attention à l’homme qui, devant lui, tend un fouet, alors que, derrière eux, deux femmes et une jeune fille, et au premier plan, sur la scène, un rhinocéros. Garouste peint deux aveugles, l’un vêtu d’un costume jaune, s’appuyant sur un âne pour avancer, l’autre en chemise blanche et pantalon noir, brandissant un miroir, et suivant son ami dans la nuit. La peinture ne fait pas davantage, elle ne peut pas s’amplifier, prolonger un mouvement ou montrer ce qui suit la scène. La littérature a là un atout indéniable. Dans un livre, on suit le parcours des personnages, leur ascension, leur chute, leurs doutes, leurs espoirs, leurs régressions, leurs efforts. Les phrases ont leur cadence, les mots y résonnent comme des fragments de chansons, avec leur rythme, leur souffle et leur force mais ils ne sont pas chargés de l’envoûtement des notes de musique. La littérature n’est pas traître, elle maintient le lecteur dans la vigilance. Chaque mot est un rappel à la clairvoyance. Que fait-on pour réveiller quelqu’un ? On lui parle. Il n’y a pas dans les livres la possibilité d’abandon. Ils peuvent exalter, indigner, révolter, égayer, attrister, attendrir, agacer, troubler, épouvanter mais ils ne corrompent pas. La musique est donc le plus dangereux des arts. Comme elle atteint tout de suite l’âme, elle a sur nous une emprise capricieuse. Dans un cas, elle nous incite à la générosité et la tendresse, dans un autre cas, elle nous amuse, comme quand on chante des comptines aux enfants et, enfin, elle nous abîme, en nous rendant agressifs. Est-ce une raison pour l’interdire ? Jamais. Sans musique, la vie est un trou. Imaginez un arbre qui bouge sans frémir, un vent qui souffle sans siffler, un gong qu’on frappe sans qu’il retentisse. Emplissons nos vies de sons, de bonheurs sonores, de clameurs vastes, de murmures. Ce message s’adresse à tous. La musique profonde est une vibration, un tressaillement du corps et de l’esprit. Tout le monde la perçoit. L’univers est né dans une explosion, c’est-à-dire dans un cri, comme les hommes. Les galaxies, les étoiles, les planètes ont jailli de ce hurlement primitif. Certains l’appellent Dieu, d’autres Big Bang; quoiqu’il en soit, il s’agit d’une musique incommensurable. Les autres arts ne sont venus qu’après, avec les hommes. Ils sont plus jeunes mais tiennent moins aux viscères. Dans la nature, de grands concerts se jouent sans cesse : à la fin d’une chaude après-midi de printemps, le ciel qui gronde puis craque; les pluies violentes ou fines, une falaise qui s’effondre. Tout résonne ou chuchote. D’infimes animaux, comme le criquet ou la luciole, ont leur voix. Chaque oiseau possède son cri. De même, il y a des centaines d’annotations musicales pour désigner le ton auquel jouer une partition. Avons-nous tant de nuances pour le reste ? Non. Dès qu’on s’échappe de la musique, la langue s’appauvrit. Serez-vous surpris qu’un écrivain fasse l’éloge d’un art qui n’est pas le sien ? Moi, j’ai les mots, le musicien ses instruments. Nous n’écrivons pas les mêmes choses, il travaille pour l’oreille, je travaille pour l’âme. C’est là que la littérature reprend l’avantage. Franchement, pensiez-vous que j’allais couronner la musique ? La littérature est au-dessus de tout. Elle ne frappe pas aussi vite qu’une mélodie mais elle accroche plus longuement. Une mélodie ne chemine pas en nous ; en revanche, les mots nous accompagnent partout. On peut penser sans la musique mais on ne peut pas penser sans les mots. Hegel avait raison, qui disait que la pensée est indissociable du langage. Eh voilà, victoire finale pour les livres. Cependant, sans la musique, sans ce rythme profond qui respire dans nos têtes, que serait le langage ? Les deux sont alliés, les mots s’emplissent de souffle et les notes s’étirent en paroles. Pourquoi les séparer ? Pourquoi se livrer à un paragone ? Musique et littérature s’entremêlent dans la pulsation riche du monde. Voilà pourquoi j’aime parler de musique. C’est une espèce de sœur, qui m’aide à écrire. Elle me dicte une mesure, puis une autre puis une autre, jusqu’à ce que j’achève ma phrase. Ainsi, j’écris autant avec mes oreilles qu’avec ma main. Toutes les musiques ne m’aident pas. Certaines sont creuses à mon cœur ; par conséquent, je ne les écoute jamais.  En revanche, celles que j’aime, qui me transissent, je les écoute en continu, plusieurs heures d’affilée, comme si, à chaque écoute, il s’agissait d’une nouvelle chanson. Touched, de Vast, me transit : elle commence doucement, à la guitare, puis s’accélère, avec des voix d’enfants, avant de s’apaiser, dans les dernières notes; Face à la Mer, remixé par Massive Attack, est une complainte éblouissante. Quant à l’ouverture de Heart Filthy Lesson, de David Bowie, sur One Outside, c’est une merveille. N’étant pas mélomane, je serais incapable de dire quels sont les instruments qu’on entend. D’ailleurs, s’agit-il d’instruments ? En tout cas, ce que j’entends pendant la première minute de cette chanson m’exalte. En même temps que j’écoute, des images surgissent dans ma tête. Un visage d’ange rieur, une statue sans bras, un grand escalier blanc, un long couloir dans lequel des hommes patientent en silence. Aux premiers accords de la Première Gnossienne, je vois un vaste jardin, un jour plein de lumière, avec un couple de mariés assis sur des chaises blanches, entouré de leurs familles et de leurs amis. A l’écoute de Eyes of Truth, d’Enigma, des montagnes abruptes et couvertes de neige m’apparaissent. L’ouverture de Tannhaüser, de Wagner, fait défiler dans ma tête une grande rue que des gens traversent en courant car des coups de feu résonnent près d’eux : pourquoi ces musiques font-elles naître en moi de telles images ? Elles sont aussi des visions. A chaque fois que je les entends, les visions reviennent, identiques et, avec elles, la même émotion. Une certaine forme d’éternité s’abrite dans la musique car je ne me lasse pas d’écouter ces morceaux. Combien de fois les ai-je écoutés ? Cent fois, mille fois, peut-être plus mais, demain, je les écouterai encore, avec le même plaisir. Parfois, j’écoute la même chanson pendant plusieurs heures d’affilée, sans éprouver la moindre lassitude. Ce n’est pas la même écoute mais une nouvelle écoute, quelque chose d’aussi ardent, qui frappe mes oreilles et mon cœur avec la même intensité, comme si elle renaissait à chaque fois.

 

Chanson triste

                                                        Dernière D.
Si peu de jour
Pour tant de nuit:
C’est notre amour
Et toi qui fuis.
Pourvoir le ciel
Avec nos cœurs;
Ma vie en elle
Fut ma clameur.
Pour toi, nul cri
Poussé d’ivresse
Ou de défi.
Ce qui oppresse
Jamais ne sera nôtre.
L’amour aurait,
D’une aurore l’autre,
Visage d’été
Mais tu ne donnes
Que feu d’automne
A notre histoire:
Rieuse puis dérisoire,
Cristalline puis mauvaise,
Mutine puis offensante,
Souverainement scorpionne
A renier ce qui fut beau
Et contester ce qui fut fort,
Méchante et obstinée méchante
Comme si tu étais née
Pour blesser, fille du malaise
Et du désaccord.
Nous étions la promesse
D’un ciel que tu n’as pas su voir.
Je nous savais éloquents
Pour tous les hommes
Mais tu as fait de nos regards
Un rayon pétrifié.
Et œuvrant pour la mort,
A me blâmer d’avoir tardé
Pour tout te dire, ouvrant
Le fruit amer, tu laisses
Au vide ce que nous sommes.
Si peu de jour
Pour tant de nuit.
C’est notre amour
Et toi qui fuis.

vendredi 23 novembre 2012

Un amour d'aujourd'hui


Arrière-cuisine

Elle était belle mais elle avait trente ans ; et à trente ans, les femmes qui n’ont jamais été mères commencent à s’inquiéter. Par conséquent, elle s’inquiétait. Et si certaines inquiétudes peuvent être tempérées, la sienne s’amplifiait jour après jour.
Elle s’appelait Laëtitia, ce qui veut dire « joie » en latin. Ainsi, elle portait mal son prénom. Elle était d’un naturel anxieux mais, depuis qu’elle avait fêté ses trente ans, elle était angoissée. Certaines nuits, elle se réveillait et restait plusieurs heures à se demander quand elle deviendrait maman. Laëtitia avait deux amies, Camille et Aurore, qui, comme elle, n’avaient pas d’enfant. Impossible de côtoyer des mères de son âge : Chaque fois qu’elle voyait une d’entre elles, une sorte de haine l’assaillait, qu’elle réfrénait en se répétant qu’elle goûterait bientôt au même bonheur qu’elles. Toutes les trois se ressemblaient. Camille était la plus discrète, Aurore la plus vive et Laëtitia la plus souriante. Dans les groupes d’hommes, il y a toujours un chef. Chez les femmes, cela ne va pas de soi. Dans ce trio, aucune n’exerçait d’ascendant sur les deux autres. Elles étaient amies, et c’est tout. Certes, lorsqu’elles partaient ensemble en vacances, c’est Aurore qui choisissait la destination mais les deux autres se rangeaient à son avis sans réticence. 
Elles étaient professeurs au lycée. C’est là qu’elles s’étaient rencontrées. Laëtitia enseignait le français, Camille les mathématiques et Aurore l’histoire. C’est lorsqu’on les écoutait parler de leur métier qu’on découvrait leurs différences : Aurore avait ce détachement qui passait, aux yeux de ses collègues, pour du mépris tandis que Laëtitia et Camille étaient zélées. Tous les midis, elles déjeunaient au Gambrinus, un restaurant qui ressemblait davantage à une brasserie qu’à un restaurant. L’idée de prendre leurs repas à la cantine du lycée, avec des collègues tous mariés, parents d’un, deux ou trois enfants, les horrifiait. En cela, elles avaient un je ne sais quoi de dissident, qui les maintenait à l’écart des autres professeurs. Ainsi, elles ne venaient jamais aux fêtes du lycée. Il y avait elles et les autres professeurs, qu’elles se contentaient de saluer lorsqu’elles entraient en salle des professeurs. Leur amitié était si vive qu’elle effarouchait certains d’entre eux. En outre, elles paraissaient indifférentes. Alors que leurs collègues parlaient de leurs élèves avec gravité, elles se montraient distantes, surtout Aurore, qui parfois en riait. Tant qu’elles étaient au lycée, elles se montraient insouciantes, comme si elles voulaient offrir aux autres professeurs une image radieuse d’elles-mêmes. A midi, elles quittaient le lycée à pas vifs et se réfugiaient au Gambrinus.
Le Gambrinus était une heureuse parenthèse dans leur journée. Le restaurant était tenu par Dominique, une femme d’environ soixante ans, au visage épais et aux cheveux bouclés, qui, à première vue, semblait fruste et vulgaire mais qui, pour ceux qui la connaissaient, se révélait plus subtile qu’un poète. C’est Lionel, un petit homme de quarante ans, au regard fébrile mais tendre, qui les servait. Au fil des années, elles avaient noué avec lui une sorte d’amitié. Chaque jour, il les servait et prenait le temps de parler avec elles. Elles voyaient en lui un frère lointain, à qui elles ne racontaient pas leurs états d’âme mais, en quelques mots, elles lui confiaient des fragments de leur vie amoureuse. En retour, elles le questionnaient mais il se contentait de répondre qu’il avait hâte d’être père :
- Si c’est une fille, je l’appellerai Mina » leur disait-il fréquemment.
Cette phrase avait scellé entre eux une complicité indistincte, aussi mystérieuse qu’exaltante car elles ignoraient s’il vivait avec une femme. 
Le samedi, elles sortaient. Il y a, chez les femmes trentenaires, un je ne sais quoi de triste dans cette persistance à trouver un amant. On dirait que certaines d’entre elles poursuivent la même quête que Mallarmé : Abolir le hasard. Dans leur impatience fébrile, elles se mettent en tête de trouver dans l’année l’homme de leur vie et de tomber enceinte avant trente-cinq ans. Camille et Aurore n’étaient pas ainsi ; en revanche, Laëtitia, la plus âgée des trois, avait ce projet-là. Pour elle, les samedis soir étaient à la fois un moment d’exaltation, d’inquiétude et de désoeuvrement car, à quatre heures du matin, lorsqu’elle rentrait chez elle, n’ayant pas suffisamment bu pour être hagarde, elle se disait que son existence n’était qu’un désastre et que, dans deux, trois, cinq, dix, douze, quinze ou vingt ans, elle n’aurait toujours pas connu la joie d’enfanter. Pourtant, elle continuait d’espérer. Et, tous les samedis, la même ferveur et le même trouble s’emparaient d’elle lorsqu’elle entrait dans un bar.
Un soir, Aurore proposa à ses deux amies d’aller au Pandora. C’était un lieu réputé dans la capitale. Comme le disait Aurore, la clientèle était très tendance : Certains artistes y prenaient leurs dîners, on y croisait des couturiers célèbres et quelques journalistes. Cependant, ce n’était pas snob :
- Chic juste ce qu’il faut » avait-elle ajouté.
Les deux autres acceptèrent. Des trois, c’est Aurore qui connaissait le mieux le monde de la nuit. C’était la plus jeune mais c’était surtout la plus active. Contrairement à Laëtitia et Camille, elle sortait en semaine, parfois même plusieurs soirs d’affilée, sans se préoccuper de l’état dans lequel elle se réveillerait le lendemain. Certains métiers rendent plus disponibles que d’autres : Les maçons et les éboueurs sont forcés de se lever tôt ; dans les entreprises, les salariés doivent assurer au minimum trente cinq heures de travail par semaine. Les professeurs n’ont pas ces contraintes-là mais ils en ont d’autres et une d’entre elles est l’endurance. Tant qu’il est face à ses élèves, un professeur n’a pas droit à la fatigue. Laëtitia et Camille appliquaient ce commandement. Les veilles de cours, elles se couchaient tôt ; ainsi, elles disaient « non » à toutes les sorties en semaine qu’Aurore leur proposait. De là une profonde différence entre celle-ci et ses deux amies : Certes, c’était la plus jeune des trois mais la jeunesse explique peu de choses : Il y a des jeunes femmes de vingt cinq ans qui sont amorphes et certaines de soixante-quinze qui sont plus vives et rieuses que des enfants. Elle ne se souciait pas du regard de ses collègues ni de l’attitude de ses élèves, ce qui la rendait parfois marginale dans le trio. Laëtitia et Camille préparaient scrupuleusement leurs cours, elles connaissaient les programmes officiels dans leurs moindres détails, évaluaient chaque semaine leurs élèves, les vouvoyaient, participaient à tous les conseils de classe ainsi qu’aux fêtes du lycée. Elles faisaient plus que d’enseigner ; leur métier s’apparentait à une sorte de sacerdoce, qu’elles accomplissaient avec rigueur et conviction.
Cependant, il ne les accaparait pas. Insistons sur la nuance : Le sérieux ne va pas de pair avec l’aveuglement. Camille et Laëtitia se vouaient à leur travail mais ne s’y dévouaient pas. Elles refusaient de ressembler à certaines de leurs collègues qui s’y consacrent tant qu’elles en oublient de vivre. Aurore était donc une amie précieuse ; elle les rendait insouciantes.
Lorsqu’elles pénétrèrent au Pandora, Laëtitia et Camille éprouvèrent une sorte de crainte sensuelle. C’était une petite pièce somptueuse, couverte d’une lumière violette, avec une dizaine de tables rondes en bois noir, qui s’alignaient des deux côtés, et toutes portaient le nom d’un dieu de l’Antiquité grecque. Le bar se trouvait au fond de la pièce. Sur chacune d’elles était posée une boîte ronde dans laquelle était plié un papier sur lequel les clients, selon le rituel du Pandora, devaient écrire un message à la personne qui leur plaisait. Avant leur arrivée, Aurore avait informé Laëtitia et Camille de ce rituel. Ni offensif ni contraignant, celui-ci les avait intriguées. Une fois à l’intérieur, les trois amies s’assirent à la table Junon.
Peu après, le serveur déposa une boîte sur leur table. Aurore l’ouvrit, un petit papier plié en deux était à l’intérieur. Elle le déplia et le lut :
                                                          
                                                           Discrète mais charmante,
                                                           Son grand regard m’enchante.
Laquelle de vous trois
Se reconnaîtra ?

Elles scrutèrent les tables en face. Et les suppositions de commencer :
- C’est l’homme à la table Arès ? »
A la table Dionysos, un homme leur sourit ; à la table Zeus, un autre homme leur sourit. A chaque fois, on leur répondit par un sourire :
- Qui a écrit le message ? »
Soudain, à la table Vulcain, un homme se leva et alla jusqu’à elles. Et fixant Laëtitia, il lui dit, d’une voix amusée :
- Discrète mais charmante, son grand regard m’enchante. Vous vous êtes reconnue ? »
- C’est vous ? » s’écria Aurore.
L’homme s’assit à leur table : Il se prénommait Ronan, travaillait comme banquier à la Tour Maraval et souriait beaucoup. Laëtitia n’avait jamais connu d’homme de ce genre mais elle fut attirée. A la fin de la soirée, ils repartirent ensemble et, peu après, une histoire commença.
Le romantisme des trentenaires est le plus beau et le plus fébrile. Alors que celui des filles de vingt ans est naïf et celui des quadras désabusé, il a chez les femmes de trente ans une splendeur brusque, où se mêlent l’ardeur et l’incertitude. L’ombre de la panique et les rayons de l’insouciance combattent. A vingt ans, on ne fait pas le bilan de sa vie ; à quarante, on le dresse avec désarroi mais à trente, on est pris dans cet entre deux échevelé où « J’ai la vie devant moi » résonne avec une conviction fébrile. Ainsi, Laëtitia croyait dans son attachement à Ronan. Aimer est une chose, être persuadé de la force de son amour est une autre et nous ne les amalgamerons pas. 
A trente ans, on ne s’abandonne pas à l’amour de la même façon qu’à vingt ou quarante ans. L’exaltation ne s’est pas encore désillusionnée mais elle n’est plus tout à fait ingénue. La légende du Prince Charmant y persiste dans un je ne sais quoi d’amoindri, à la façon des anciennes tapisseries qui, sans avoir décoloré, n’ont plus la flamboyance des premières années où elles étaient accrochées au mur. Laëtitia tomba-t-elle amoureuse ? En tout cas, elle fut éprise. Elle se plut avec Ronan. Ils se voyaient souvent. Toute passion est égoïste. Elle vit moins Camille et Aurore et, le midi, elle déjeuna au Baroudeur, un restaurant situé près de la Tour Maraval. Et elle passait ses soirées avec lui. Quant à ses élèves, ils lui furent aussi indifférents que des inconnus. Elle arrivait au lycée, faisait ses cours puis repartait. Elle qui, d’ordinaire, corrigeait vite ses copies, elle les laissa traîner sur un coin de table. La rigueur avec laquelle elle préparait chacun de ses cours la déserta : Le matin, elle arrivait en retard et le soir, elle partait en avance. Au fil des semaines, ses retards grandirent. Ce fut d’abord une ou deux minutes puis cinq, puis dix. Un jour, elle entra en classe un quart d’heure après le début des cours. J’ignore si le commérage a une capitale mais l’école est un de ses bastions. Qu’est-ce qu’une salle des professeurs ? Une ruche à cancans. Laëtitia focalisa toutes les discussions. Imaginez un rassemblement de commères : Vous aurez une image fidèle de l’atmosphère qui régna au lycée. Quand Camille et Aurore y étaient, on gardait un silence souriant. Mais dès qu’elles avaient franchi les portes du lycée, les professeurs se mettaient à débiter sur Laëtitia :
- En ce moment, elle est souvent en retard.
- Dix minutes ! Hier, elle est entrée dans sa classe dix minutes après la sonnerie.
- Ça chahute dans sa classe.
- Lundi, je faisais cours dans la salle à côté. Un boucan !
- Je n’ai rien entendu.
- Tu es sourd ? De l’autre bout du couloir, on entendait crier.
- Et tu as vu dans quel état sont les tables après les cours ?
- Pas seulement les tables. Sur le mur du fond, il y a une grosse tache d’encre.
- Ils ont fait exploser une cartouche, ça a tout éclaboussé.
- Avant, elle les tenait.
- Je ne sais pas ce qu’elle a en ce moment.
- C’est le type qu’elle a rencontré.
- Qui ça ?
- Un grand brun, très carré, qui fait beaucoup de gestes. Le genre d’hommes que je n’aime pas du tout.
- Comment tu le sais ? Elle te l’a dit ?
- Il est déjà venu la chercher au lycée.
- Ici ?
- Plusieurs fois.
- Laëtitia, qui se montre avec un homme à la sortie du lycée ? Impossible.
- Je les ai vus.
- Tu es sûr qu’ils sont ensemble ? Ce n’est pas un de ses frères ?
- Je les ai quand même vu se rouler un palot. Donc, à moins qu’elle soit particulièrement affectueuse avec ses frères, j’en déduis que c’était son amant.
- Je n’aurais jamais cru ça d’elle.
- En tout cas, elle a l’air heureuse.
- Elle est sur son petit nuage.
- Ça me fait plaisir de la voir comme ça. Par le passé, elle a souffert en amour.
- Comment tu sais ça ?
- C’est Camille qui me l’a dit mais tu gardes ça pour toi.
- Tu peux tout me dire, je suis une tombe.
- Tout de même, il faudrait qu’elle tienne les élèves.
- C’est le hic. J’ai l’impression qu’en ce moment, elle envoie tout valdinguer. 
- Elle a oublié de remplir les bulletins du deuxième trimestre.
- Et hier, elle est arrivée en cours dix minutes après la sonnerie.
- Le proviseur l’a convoquée ?
- Bientôt, crois-moi. Très bientôt ».
Qui dit passion dit abandon. On est furieux ou cartésien. Pas d’intermédiaire dans les assauts du cœur. Pour la première fois de sa vie, Laëtitia se consacra à l’amour. Mais cette dévotion heureuse ne dura pas. En amour, les préjudices dépendent du temps : Les premières semaines, c’est Ronan qui vint la chercher à la sortie du lycée. Puis c’est elle qui alla le retrouver à la Tour Maraval. Il dormit chez elle puis elle dormit chez lui. Laëtitia n’eut pas conscience de ce retournement. La passion se double d’aveuglement ; sans cela, ce ne serait pas de la passion. Il faut que la clairvoyance s’absente, que les réticences s’échappent et que la fierté s’exile. Certains soirs, elle l’attendait plusieurs heures au pied de la Tour Maraval. Elle s’asseyait sur les marches, posait son sac sur les genoux et y corrigeait ses copies. Malgré le froid et l’obscurité, elle restait là, impatiente et heureuse dans son impatience. Puis vint la désillusion. Un matin, au réveil, Ronan lui annonça :
- Ce soir, je sors avec mes amis ».
Cela signifiait sans elle. Le plus souvent, il la prévenait d’un bref coup de fil ou par un mail de quelques mots. Laëtitia n’en fut pas meurtrie. Elle avait confiance en Ronan. Ce n’était pas le genre de femmes à appeler son homme toutes les cinq minutes, afin de vérifier où il est, avec qui, ce qu’il fait et s’apprête à faire. Sans être une femme fière, Laëtitia avait du quant-à-soi. Une écrivaine a noté qu’elle serait prête à manger les excréments de l’homme qu’elle aime. Laëtitia ne fut pas dans cet état-là. Elle fut heureuse jusqu’à ce que la passion de l’amour cesse. Après trois mois de cette vie-là, elle commença à s’ennuyer. Son ennui ne fut d’abord que de l’ennui. Les soirées qu’elle passait sans Ronan, à corriger ses copies ou regarder ses voisins dans l’immeuble d’en face la remplirent d’un désoeuvrement fatigué. Peu après, Laëtitia croisa Aurore avec son nouvel ami, un homme d’une quarantaine d’années, au regard fier et aux cheveux gris. Elle en éprouva une sorte de mépris jaloux. De plus, elle eut l’impression que son amie la provoquait :
- Elle a fait exprès d’apparaître avec lui devant moi » rumina-t-elle dans son agacement triste.
Ce malentendu se dégrada en hostilité. Au lycée, elles cessèrent de se saluer. Tiraillée, Camille s’efforça de les réconcilier. Elle passa plusieurs soirées chez Laëtitia, qu’elle essaya de rassurer doublement : D’une part sur l’amour de Ronan et, d’autre part, sur l’amitié d’Aurore. Avec celle-ci, elle déjeunait tous les midis au Gambrinus. Leurs repas tournaient toujours sur Laëtitia. Et Camille, avec l’une comme avec l’autre, faisait la pacificatrice, en justifiant les mécontentements de Laëtitia par la passion amoureuse d’Aurore et les mécontentements d’Aurore par la passion amoureuse de Laëtitia. Contorsion délicate de l’amitié qui fut mitigée. Les deux femmes se saluèrent à nouveau mais elles ne firent pas davantage que se saluer. Ainsi, les cancans sur Laëtitia s’amplifièrent :
- Elle fait la gueule à Aurore.
- C’est plutôt Aurore qui lui fait la gueule.
- Elles sont bien remontées.
- A midi, elles ne mangent plus ensemble.
- Quoi ? Elles ne vont plus au Gambrinus ? Pour elles, c’était plus qu’une tradition.
- Le serveur, que je connais de vue, m’a dit que ça le minait de les savoir fâchées.
- Laëtitia est vraiment devenue bizarre.
- Elle l’était déjà avant.
- Elle l’a toujours été. Je suis persuadé qu’elle est potentiellement névrosée.
- Tu dis n’importe quoi, elle est saine d’esprit et, l’an dernier, les élèves l’ont acclamée à la fête du lycée.
- Quel rapport entre sa santé mentale et les applaudissements des élèves ? Il y a des fous qui se font encenser.
- Ecoute ce que je te dis. C’est une prof sérieuse, nette, appliquée.
- C’était.
- Oui, actuellement, elle est différente. Mais ici, chacun de nous a eu ses passages à vide. On ne dressera pas un inventaire de nos déboires respectifs mais on a tous subi des événements douloureux qui se sont répercutés sur notre métier.
- Non, jamais. Quand ma mère est morte, les élèves n’ont pas pressenti une seule seconde que j’étais triste.
- Il a raison. Tant qu’on est au lycée, on met sa peine au placard. Et Laëtitia ne réussit pas à se contenir. Des dizaines d’élèves l’ont vue avec son homme et il paraît que, lorsqu’ils s’embrassent, ils ne font pas semblant.
- C’était il y a des mois.
- Oui mais les élèves ont de la mémoire ».  
Dès qu’elle poussait les portes du lycée, Laëtitia se sentait épiée. On la guettait, on l’observait, on la jugeait, on la toisait. Bien qu’elle fût d’abord indifférente aux coups d’œil curieux ou aux silences gênés de ses collègues, une tristesse oppressante peu à peu s’empara d’elle. Le matin, en se levant, son estomac se nouait puis, lorsqu’elle apercevait la façade du lycée, une chaleur violente surgissait en elle, qui faisait cogner son cœur dans sa poitrine. Et les rares collègues qu’elle saluait encore étaient ceux qui ne se mêlaient pas aux cancans. Cet embarras sombre se répandit en dehors des heures de travail. Qu’elle fût dans la rue, chez elle, au supermarché, au guichet de la Poste, aux arrêts de bus, dans un magasin, à l’entrée d’un cinéma, d’un musée ou d’une salle de théâtre, elle eut ces fulgurantes irritations contre les gens qui l’entouraient, le ciel qui se dégradait ou la cherté des prix. Le moindre contretemps ou la plus fine goutte de pluie l’énervaient tant qu’elle se mettait à pester. Elle débitait son mécontentement indigné en fixant les passants mais, si quelques-uns lui donnaient raison, la plupart s’éloignaient d’elles sans un mot. Il n’y avait rien de colérique ni d’aigre dans ces sautes d’humeur, la tristesse gouvernait tout et si Ronan l’avait aussitôt appelée pour lui demander de passer la soirée avec lui, elle aurait souri à la foule. Mais cela n’arriva pas. Au contraire, Ronan fut de moins en moins affectueux. Leur histoire durait depuis six mois et ils ne se voyaient plus que deux à trois fois par semaine. Régression douloureuse de leur intimité. Surtout, les amis de Ronan empiétaient. Un soir où Laëtitia était chez lui, alors qu’ils s’apprêtaient à sortir au restaurant, Fabrice, son meilleur ami, frappa à la porte :
- Mon frère, je suis content de te voir. Entre ».
Et la soirée en amoureux que Ronan avait promise à Laëtitia se transforma en soirée d’amis. Ils prirent un apéritif puis Ronan prépara du riz et des steaks. Pendant le repas, Laëtitia ne dit que quelques mots. Tandis que Ronan et Fabrice discutaient, elle fut assaillie de pensées violentes : L’envie d’insulter son homme, de lui jeter son assiette au visage. Puis la froideur succéda à la violence. Elle se mit à méditer : Que faisait-elle avec Ronan ? N’était-elle pas en train de gâcher sa vie avec un homme qui plaçait l’amitié au-dessus de l’amour ? Avec son doigt, elle fit tourner le saladier où Ronan avait versé le riz. Au fond, il y avait de l’eau et elle eut cette déduction sombre : « Comment saurait-il m’aimer alors qu’il n’est même pas capable d’égoutter un sachet de riz ? » Alors, elle scruta la table et tous les objets posés dessus. Et, dans une investigation farouche, elle déplora le mauvais goût de celui qu’elle aimait : Ses verres colorés étaient laids, ses assiettes en verre trahissaient un je ne sais quoi de clinquant, sa salière en bois d’olivier dénotait une rusticité décalée, son décapsuleur à manche chromé affichait une modernité ridicule. Même les capsules de bouteilles de bière l’exaspérèrent. Elle les scruta si longtemps qu’un vertige existentiel l’envahit : La vue de ces infimes ronds dentelés décupla son agacement en horreur, comme s’il y avait entre elle et eux quelque chose d’irréconciliable. Cette sensation n’eut rien de rationnel mais Laëtitia n’essaya pas de la réfréner. C’était ce qu’elle ressentait. La haine de certains objets n’est qu’un reflet d’une haine plus vaste et plus profonde. Au cours de la soirée, elle prit conscience que Ronan avait une personnalité qui lui déplaisait : Il était matamore. Quel que soit le sujet de la discussion, il assénait son avis avec une évidence fière, comme s’il savait tout sur tout. Les grèves de cheminots, la hausse des tarifs du pétrole, la nécessité des paradis fiscaux, le prolongement des gardes à vue, la fermeture des bureaux de poste à la campagne, la réforme de l’école, la suppression des minima sociaux, l’ouverture des magasins le dimanche, la délocalisation des entreprises, la restriction de l’immigration, la construction de prisons, l’incarcération des mineurs : Il commenta l’actualité d’une voix péremptoire, en s’indignant trop souvent pour être sincère. Le plus souvent, Fabrice l’approuvait ; lorsqu’il était en désaccord, il se contentait d’un « Je ne te suis pas » ou « Faudrait étudier la question » avant de se taire. Pendant le repas, Laëtitia les écouta ; ensuite, son esprit fut ailleurs. Elle divagua en même temps qu’elle s’endurcit ; les phrases de Ronan l’agacèrent ou l’indifférèrent. Ses propos la plongèrent dans un agacement mêlé de mépris, qui céda à de la lassitude. Pour elle, la soirée s’acheva dans un dépit distrait et morose. Quand Fabrice partit, elle resta assise et lui fit un geste de la main, sans lui adresser un mot. C’est après qu’elle se ranima. Une fois tous les deux, Ronan lui jeta un coup d’œil où elle lut du mécontentement :
- Tu as l’air fâché ? » lui demanda-t-elle.
- Non ».
Et il ramena le saladier à la cuisine. Un homme hostile ne débarrasse pas la table de la même façon qu’un homme serein. Revenant dans le salon, il prit un verre puis le rapporta dans la cuisine. Et, lorsqu’il revint, il s’écria :
- C’est vrai que tu as été désagréable ».
Sa phrase fut une opportunité pour Laëtitia. Elle qui, depuis cinq mois, avait été si conciliante avec lui ; elle qui avait passé des heures dans le froid et la pénombre à l’attendre au pied de la Tour Maraval, elle qui venait dix fois chez lui quand il ne venait qu’une fois chez elle ; elle qui, depuis un mois, lorsqu’ils sortaient au restaurant, avait pris l’habitude de payer ; elle qui, enfin, avait cessé de voir ses amies parce que Ronan les trouvait bruyantes, elle lui lança :
- Il m’a ennuyé.
- C’est mon meilleur ami.
- Et alors ?
- Et alors ? Tu sais ce qu’il représente pour moi ? Si demain, il est enfermé dans une prison à l’autre bout du monde, j’irai le chercher. S’il me demande de lui donner un rein, je le ferai. S’il a besoin d’argent, je lui donnerai aussitôt. Avec lui, je n’hésiterais pas une seconde.
- Pourquoi me dis-tu ça ?
- C’est mon meilleur ami.
- Tu l’as déjà dit.
- Je refuse que tu le critiques.
- Tu refuses que je le critique ?
- Tu as bien entendu. Je ne laisserai personne se moquer de lui ou lui reprocher d’être ce qu’il est.
- Comme tu es véhément !
- Je ne suis pas véhément, tu t’attaques à lui, je le défends, point. Moi, quand je l’appelle « frère », je suis sincère, je ne fais pas comme ceux qui lancent ça à n’importe qui. Dans ma bouche, « frère » c’est précieux et, ce soir, tu m’as déçu parce que tu ne l’as respecté. Tu as fait ta muette, tu avais les yeux dans le vide et, quand il est parti, tu n’as pas décoché un mot. Même pas un « au revoir » ou un « salut ». Ça t’aurait coûté d’arracher ton coude de la table, de te lever, d’aller jusqu’à lui et de lui faire la bise ? D’habitude, après avoir rencontré quelqu’un, on lui dit qu’on a été content de faire sa connaissance, qu’on a passé une soirée agréable en sa compagnie, qu’on a hâte de le revoir. On appelle ça la politesse.
- Ce n’est pas à toi de me dire ça. Toi, les deux fois où tu as vu Camille et Aurore, tu as tiré une gueule de dix pieds de long.
- Mais parce qu’elles sont superficielles, tes amies. Elles ont parlé tout le temps de leurs ex : « Oh, avec Serge, quand on était en vacances à Arcachon ! Oh, la dune du Pyla ! Oh, le sable blanc ! Oh, les rouleaux ! » Avec Fabrice, on parle de choses intéressantes.
- Tu t’écoutais parler : « Moi, Ronan, personnellement, de façon individuelle, je pense que le monde va mal ». Mais tu as déroulé des caricatures toute la soirée. Tu crois être un penseur alors que tu répètes des propos entendus dans la rue ou sur les comptoirs de bistrot. Toi et ton pote, vous étiez pathétiques de pathétiques.
- Nous, au moins, on s’intéresse au monde, on n’est pas crispé sur notre petite intimité de femme active.
- De quel monde tu parles ? Tu crois qu’évoquer la guerre en Afghanistan fait de toi un géopoliticien de génie ? Mais tout ce que tu connais du monde, tu le vois sur ton écran de télé.
- En fait, tu es énervée parce que ma vie ne tourne pas autour de toi. Eh oui, je suis quelqu’un de curieux et soucieux de l’état du monde. Quand l’Etat envoie huit cent soldats en Afghanistan, je m’interroge, je me demande « pourquoi ? », je réfléchis. Je suis un citoyen responsable.
- Tu es grotesque. Sur un planisphère, tu ne saurais même pas m’indiquer où se trouve l’Afghanistan.
- Bien sûr que si.
- Montre-moi.
- Allez, laisse-moi, tu en as trop dit, je suis écoeuré.
- Réponds-moi. Où se trouve l’Afghanistan ?
- Tais-toi ».
Il hurla si fort que Laëtitia se tut. Parfois, le silence est une chance ; ce soir-là, il fut un baume. Leur dispute ne s’abîma pas en engueulade. Après avoir débarrassé, Ronan se retira dans sa chambre. Il s’assit sur le lit et songea quand ses yeux tombèrent sur une paire de chaussures de Laëtitia, des chaussures de sport qu’elle avait l’habitude de laisser chez lui. Les deux chaussures étaient posées sur un petit tapis rouge, serrées l’une contre l’autre. En les voyant, il fut si ému que tout son corps frissonna. Ces chaussures dans lesquelles Laëtitia glissait ses pieds l’attendrirent en même temps qu’elles le remplirent de remords. Il s’en voulut d’avoir persiflé Camille et Aurore et, surtout, il se reprocha d’avoir critiqué son attitude au cours de la soirée. Il la rejoignit au salon. Elle n’avait pas bougé mais ses yeux étaient rouges. Il s’assit à côté d’elle et lui prit la main :
- Excuse-moi ».
Après quelques paroles, ils s’embrassèrent, se levèrent en se tenant la main, allèrent dans la chambre et se turlutèrent.
Le lendemain matin, sereins et affectueux comme jamais, ils se promirent l’un à l’autre le plus bel amour. Puis Ronan ajouta :
- J’ai envie de revoir tes amies ».
Et là-dessus, Laëtitia renchérit :
- Tu peux inviter Fabrice quand tu veux ».
L’orgasme est un réconciliateur puissant. Il éteint la fureur, disperse la rancœur et évacue le doute. Ainsi, quelques heures après avoir traité Ronan d’inculte orgueilleux, Laëtitia lui murmura qu’elle l’aimait. Et, à nouveau, elle fut certaine qu’il serait le père de ses enfants. Mais la suite fut consternante. Et, comme le dit un terrible proverbe, « chassez le naturel, il revient au galop ». En amour, la hargne n’existe pas. La persévérance qu’ont certains couples à croire qu’ils s’aiment encore est un aveuglement et s’engluer dans ce douloureux conatus est vain. Dans le meilleur des cas, on y gagne une lucidité sombre ; autrement, on s’épuise tout en se décourageant. Ronan et Laëtitia s’enfoncèrent dans cette brèche sentimentale.
Une semaine après leur dispute, ils allèrent au Gambrinus avec Camille. Lorsqu’elles entrèrent, Lionel les serra contre lui avant de leur faire la bise. Tant d’affection froissa Ronan, qui se contenta d’un hochement de tête pour le saluer. Lionel les conduisit au fond du restaurant, à une table pour quatre. Camille s’assit puis Ronan, en face d’elle, et Laëtitia prit place à côté de son homme. Lionel leur décrivit le plat du jour :
- Filet de daurade accompagné de pommes de terre au romarin avec une fine sauce au citron. Délicieux ». 
Les deux femmes se laissèrent convaincre :
- Deux daurades ».
Et, à nouveau, leur enthousiasme rieur déplut à Ronan :
- Je pourrais avoir la carte ? » demanda-t-il.
Et Lionel s’exécuta. Lorsqu’il l’eut entre les mains, il la lut et la commenta :
- Il n’y a pas beaucoup de choix ici. Et c’est drôlement cher ».
Puisqu’elles avaient choisi du poisson, il prit de la viande :
- Un filet de bœuf avec des frites.
- La cuisson ?
- Saignant.
- Et comme accompagnement ?
- Des frites ».
Le repas fut délétère. D’un côté, il y eut Camille et Laëtitia, heureuses de passer la soirée ensemble, de revoir Lionel, d’écouter ses récits sur la clientèle. Et de l’autre côté, seul et fermé, Ronan. Imaginez une huître en homme et vous verrez Ronan, tel qu’il fut tout au long de la soirée. Pourtant, la soirée commença bien. Il fut tendre avec Laëtitia et souriant avec Camille. De plus, il se mêla à leur conversation. Plusieurs fois, il questionna Camille sur le lycée et ses élèves. Il alla même jusqu’à lui raconter des souvenirs de sa propre scolarité. Mais il y eut un hic : Lionel. Dès que celui-ci s’approcha de leur table, Ronan s’assombrit. Sa complicité avec Camille et Laëtitia le troubla. Tous trois étaient liés d’une tendresse qui excédait l’amitié occasionnelle et lorsque Lionel leur parla, Ronan fut gêné par l’affection rieuse de ce trio. Son embarras atteignit son summum à la fin du repas. Lionel leur lança :
- Un Océan Noir ? »
Et les deux femmes se sourirent :
- Tu sais nous prendre par les sentiments » répondit Camille.
Ronan ne comprit pas. Il regarda Laëtitia, qui perçut son incrédulité et lui demanda :
- Tu veux un dessert ? »
Décontenancé par les rires de Camille et la présence de Lionel, il hésita avant de murmurer un « oui » poussif. Alors, Lionel s’écria :
- Tu dois découvrir L’Océan Noir ? C’est un mille-feuilles au chocolat. Une merveille ! Prends-en un ! »
Les hommes ont de ces sursauts de fierté qui leur font refuser des choses infimes. Ronan en donna la preuve frappante :
- Non, je n’aime pas le chocolat. Vous avez quoi d’autre ? »
Et Lionel d’insister sur la succulence de L’Océan Noir :
- Vous allez adorer, croyez-moi, c’est croquant et onctueux. Les clients l’adorent.
- Je préfère autre chose ».
Lionel soupira puis énuméra les desserts :
- Croquant au caramel, tarte aux airelles, liégeois à la pistache, salade de fruits… »
Ronan choisit avec aplomb :
- Une salade de fruits ».
Prendre un tel dessert, c’était entrer en rébellion. Les fruits contre le chocolat, la diététique contre le plaisir, le chaud contre le froid : Ce fut sa façon d’être hostile. Pendant ce temps, la salle se vidait. Il était tard, c’était un soir de semaine. A la fin du repas, Lionel vint s’asseoir à leur table. A nouveau, Ronan se crispa : Lionel se retrouvait en face de Laëtitia, ce positionnement lui apparut bizarre et choquant. Si un client était entré dans le restaurant, il aurait pris Lionel pour le compagnon de Laëtitia et cette éventualité l’insupporta. A cet instant, il fut pris d’une hostilité si vive qu’il eut envie de quitter la table et de s’enfuir du Gambrinus. Soudain, Camille questionna Lionel :
- Et alors, tes amours ? »
Il pinça ses lèvres puis sourit, sans répondre. Elle insista :
- Allez, dis-nous ».
Quand la persévérance devient intrusion, l’embarras surgit. Lionel regarda Camille puis Laëtitia, bredouilla quelques mots avant de conclure :
- Il n’y a rien à dire ».
Son silence amena le malaise. Les deux femmes s’efforcèrent de le rassurer mais il ne fit que les remercier d’un sourire triste. Pour la première fois de la soirée, Ronan prit Lionel en pitié et, jugeant les deux femmes maladroites, il leur dit :
- Laissez-le, s’il n’a pas envie de parler ».
Mais Lionel le contredit :
- Ça va, elles ne m’ont pas meurtri.
- Je comprends que tu préfères rester silencieux. Il y a des choses qui sont difficiles à évoquer, surtout les affaires de cœur ».
A ces mots, Lionel ricana :
- Ce que j’ai vécu, ce n’était pas une affaire ».
Comment renchérir ? Quelle blague ferait revenir le rire sur leurs lèvres ? On ne contrecarre pas toutes les contrariétés. Camille et Laëtitia connaissaient Lionel depuis cinq ans et, en cinq ans, il ne leur avait parlé qu’une fois de sa vie amoureuse. C’est lui-même qui, un soir, avait évoqué Najat, une femme avec laquelle il avait vécu huit ans avant de découvrir qu’elle le trompait. Pendant trois mois, il avait rompu sans rompre. L’amour peut de ces paradoxes : Najat avait quitté l’appartement mais ils avaient continué de se voir, quelques après-midi par semaine, avant de se séparer. 
Depuis, Lionel avait connu d’autres femmes mais il s’était empêché de tomber amoureux. Laëtitia et Camille n’en savaient pas davantage. Mais avec une tendresse mutine, elles l’exhortaient à l’amour et, chaque fois qu’elles lui demandaient le prénom qu’il donnerait à ses enfants, elles se liaient à lui d’une sorte d’espièglerie maternelle. Et lui, en leur répondant à chaque fois le même prénom, il cherchait à leur prouver sa constance et sa fidélité :
- Elle s’appellera Mina ».
Mais il restait évasif. Voyait-il des femmes ? Quelle vie menait-il dès qu’il avait franchi les portes du Gambrinus ? Laëtitia, Camille et Aurore avaient dressé de nombreuses hypothèses sur sa vie sentimentale mais jamais elles n’avaient obtenu de certitudes. Les liens qu’elles avaient avec lui étaient à la fois profonds et fragiles. L’amour n’a pas le troublant privilège des contradictions ; en amitié aussi, les circonvolutions fleurissent. Celle des trois femmes et de Lionel était circonscrite au Gambrinus. Ils ne s’étaient jamais retrouvés en dehors du restaurant. Ainsi, leurs liens étaient aussi fulgurants que précaires. Dès qu’il les voyait entrer dans le restaurant, il se précipitait sur elles, leur faisait la bise et les questionnait sur leurs histoires de cœur mais, dès qu’elles étaient dans la rue, il desservait leur table avant d’y installer d’autres clients pendant que les trois femmes retournaient au lycée. Et si parfois elles l’évoquaient, c’était avec un mélange d’exaltation et de songerie, comme quand on parle d’amis lointains. De son côté, Lionel ne les mentionnait jamais. Elles étaient une heureuse parenthèse dans sa journée et il était un entracte agréable dans la leur. Plaisante amicalité mutuelle ; rien de plus.
Pourtant, Ronan fut fâché. De quoi ? Difficile de préciser les motifs de son mécontentement. Mais lorsqu’ils furent dehors, il se mit à déprécier Lionel :
- Il est bizarre ».
Les mots n’ont pas le même sens selon qu’ils sont utilisés par un homme ou une femme mais ils diffèrent aussi selon les individus d’un même sexe. Et, pour Ronan, « bizarre » ne signifiait pas étrange, cocasse, fantasque ou surprenant. A travers cet adjectif, il sous-entendit autre chose :
- Tu ne le trouves pas bizarre ? » demanda-t-il à Laëtitia.
- Bizarre, non. Il a sa personnalité ».
Ces mots furent suffisants pour l’agacer :
- Toute le monde a une personnalité. Mais lui, il est particulier, il a quelque chose de spécial ».
Les disputes éclatent plus souvent dedans que dehors. Cette loi émotionnelle fut cassée ce soir-là. Ils avaient commencé à marcher dans la rue quand Ronan s’arrêta :
- Franchement, il est bizarre, ce type-là ? Camille, toi, tu ressens ça ? »
Elle se tourna vers Laëtitia avant de répondre :
- On le connaît depuis longtemps, on s’est habitué à lui. Mais c’est vrai qu’il a quelque chose de déroutant, voire de fascinant. C’est un personnage ».
Ces mots électrisèrent Ronan ; et de mécontent qu’il était, il devint aigre :
- Il n’a rien de fascinant, c’est juste un parleur, il fait des grands gestes. Moi aussi, je peux le faire. Non, ce qui me dérange, c’est sa voix, ses manières, ses regards. Je n’ai pas aimé comment il m’a regardé. Et puis, quand tu l’as questionné sur sa vie, il a botté en touche alors que lui, cinq minutes avant, il nous torpillait de questions. Il n’a pas joué le jeu.
- Ce n’est pas ça, rétorqua Laëtitia. Il a peur de parler de ses sentiments. Après sa rupture avec Najat, il a tellement souffert qu’il a plaqué une carapace sur son cœur. Aujourd’hui, sa méfiance s’est effritée mais il est encore inquiet. Pour lui, l’amour, c’est une grande crainte. Quand il a refusé de parler, il ne s’est pas senti supérieur ; au contraire, j’ai lu de la honte dans ses yeux. La première fois qu’on voit Lionel, on est frappé par sa bonhomie, il parle fort, il parle beaucoup, il est drôle mais quand on apprend à le connaître, on découvre quelqu’un de cassé. Il a vécu huit ans avec Najat et il dit que ce sont les plus belles années de sa vie.
- Et pourquoi ça n’a pas tenu ?
- Elle l’a trompé ».
Alors, Ronan s’écria :
- J’avais raison, elle l’a trouvé bizarre. Une femme ne trompe pas son homme sans raison.
- Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Il sourit à Laëtitia puis à Camille et reprit, comme s’il leur faisait un aveu :
- Franchement, vous ne croyez pas qu’il est pédé ? »
Laëtitia fut sidérée. Que venait faire l’homosexualité là-dedans ? Lionel avait été trompé par Najat et Ronan sous-entendait qu’il était homosexuel. Comme lors de la soirée avec Fabrice, elle se sentit à nouveau étrangère à Ronan. Non, cet homme avec lequel elle vivait depuis six mois n’était pas quelqu’un d’estimable, il faisait partie de ces hommes sans nuance, enfermés dans les préjugés, qui jugent tout avec un je ne sais quoi de virilité ahurie et qui perçoivent la sensibilité masculine comme une aberration honteuse. Pour ces hommes, l’homosexualité n’est pas seulement une déviance, un scandale, une humiliation intime ; elle est, avant tout, un terrifiant reflet de leur bêtise car elle leur tend l’image d’une passion, d’une sexualité et d’un amour différents qu’ils ne peuvent pas comprendre. Aveuglés par leur machisme et écrasés par la pseudo morale de la bien-pensance, ils n’ont, face à quelqu’un de différent d’eux, que l’incompréhension pour réponse :
- Tu es idiot » lâcha Laëtitia, qui se remit en marche.
Ronan grimaça un sourire à Camille qui rejoignit son amie. Quelques minutes plus tard, alors qu’ils passaient devant une bouche de métro, Camille en profita pour s’éclipser : Elle les salua et rentra chez elle. Une fois dans son appartement, en repensant aux propos de Ronan, elle fut si consternée qu’elle en éclata de rire. De leur côté, Ronan et Laëtitia se disputèrent avant d’être de retour chez lui.
Une semaine plus tard, ce fut l’anniversaire de Ronan. Laëtitia lui proposa d’aller au restaurant, il refusa :
- De l’ambiance, je veux de l’ambiance pour ma fête ».
Il reçut chez lui une vingtaine d’amis qui apportèrent des bouteilles de vin, de rhum, de vodka, de tequila, de champagne ou des packs de bière. Très vite, le frigo fut rempli. A vingt heures, alors qu’il manquait la moitié des invités, le sol de la cuisine était déjà encombré. Lorsqu’elle y entra, Laëtitia contempla cet amas de cannettes et de bouteilles avec stupeur ; et elle pressentit que cette soirée serait pénible.
Son intuition fut bonne : Les amis de Ronan étaient venus pour se bourrer la gueule. Ils burent, burent et burent encore. Avant minuit, certains étaient déjà ivres. Pris de relent, un d’eux s’engouffra dans la salle de bains où il resta près d’une demi-heure avant d’en ressortir, le teint verdâtre et les yeux hagards. Puis ce fut au tour de Stéphanie, une amie d’enfance de Ronan, d’investir les toilettes. Elle s’y enferma jusqu’à ce qu’on vienne la chercher ; ils la retrouvèrent endormie, la tête sur la cuvette, les cheveux trempés de vomi. Peu après, une femme de quarante ans qui travaillait avec Ronan à la Tour Maraval, s’effondra en sanglots et se mit à débiter ses déboires amoureux, avant de s’insulter :
- Je suis nulle, je n’ai rien fait de ma vie, personne ne veut de moi, les mecs me fuient ».
On s’efforça de la rassurer, de lui dire qu’elle était belle et séduisante et qu’elle devait croire en la vie :
- Mais ma sœur trouve que je vois tout en noir. Elle me reproche d’être défaitiste ».
On déplora les propos de sa sœur :
- Et mes parents ont toujours dit que j’étais nulle ».
On réprouva ses parents :
- Et, l’an dernier, quand Joris m’a quitté, il m’a dit que j’étais la pire rencontre de sa vie ».
On blâma Joris.
Ce n’est que lorsqu’on lui servit du champagne qu’elle se remit à sourire. Mais alors, elle but jusqu’à s’endormir. Deux hommes la portèrent jusqu’à la chambre de Ronan où ils l’étendirent sur le lit. D’autres invités eurent l’alcool joyeux. Un d’entre eux, Olivier, retira sa chemise et dansa dans le salon, en poussant des cris. Ronan aussi but beaucoup. Les premières heures, il vida quelques bières puis il passa à la vodka et au champagne. Alors, il se mit à danser et chanter. Avec Olivier, il forma un duo de bouffons qui amusa tout le monde, à l’exception de Laëtitia. Ivres mais pas encore hagards, ils firent d’étranges pas de danse, en chantant plusieurs chansons à boire. La première relevait de la comptine :

Qui nous déridera le tradéridéra ?
                                   Amis, avez-vous vu comme il a vieilli vite.
                                   Le voilà plus fripé que Tante Marguerite !
                                   Qui, parmi nous, rendra au tradéridéra
                                   Le rire fort et frais des enfants fanfarons ?
                                   Qui lui rendra la farce et le feu de Gnafron ?
                                   C’est avec des chansons que nous ranimerons
                                   Le tradéridéra, c’est avec des chansons
                                   Qu’on le fera rire et danser comme autrefois.
                                   Amis, formez un cercle et prenez-vous la main
                                    Puis chantez vos chansons sans chanter vos refrains.
                                   Alors, reprendra vie le tradéridéra.                          

Elle fut acclamée. Puis ils entonnèrent une sorte de fable paillarde :

Oui, ce soir j’ai beaucoup bu
Mais je n’ai pas mal au cul
Car vous, messieurs mes amis,
Compagnons de beuverie,
Vous savez que je suis fière
Et que j’ai à ma manière
Plus d’honneur que les Madames.
Moi je suis une vraie femme,
Quand je vide la bouteille
A Dunkerque ou à Marseille,
Je préserve ma pudeur
Comme on protège sa fleur,
Car même après quatre litres,
Alors que je fais le pitre,
Dès que l’un de vous me touche
Un peu plus bas que la bouche,
Je le repousse si fort
Que dans sa maigre vieillesse,
Il regrettera encore
De m’avoir pressé les fesses
Et, plus de trente ans après,
Quand son corps sera défait,  
Bras tremblants, dents déchaussées
Et l’entrejambe épuisée
-Enfin vous me comprenez-
Bref quand la mort le prendra,
C’est à moi qu’il pensera.

Il y eut quelques applaudissements et quelques cris. Quant à Laëtitia, elle eut honte : « Cet homme qui beugle une chanson de cul en étreignant son meilleur pote, c’est cet homme-là avec qui je dors tous les soirs, c’est cet homme dont je dis qu’il est mon compagnon ». A cet instant, elle aurait voulu être chez elle, seule ou avec ses amies, loin de tant de bruit, de fumée et d’alcool. Elle suffoquait dans son corps et son esprit : « Comment, se demanda-t-elle, comment tant de gens sont venus pour fêter son anniversaire ? Est-ce moi qui suis froide et eux qui sont formidables ? Je ne suis pas rigide, j’aime rire et m’amuser mais pas comme ça, pas en m’assommant le crâne à coups de biture et de joints. J’ai envie de rester moi, de garder conscience, de ne pas éructer comme un bœuf, de me réveiller demain avec la tête ferme. J’ai la sensation d’être une étrangère. Réfugiée clandestine chez Ronan, j’ignore leur langue. Mais pour leur ressembler, je n’ai qu’une chose à faire : Va à la cuisine, prends une bouteille et remplis-toi. C’est si simple de s’enivrer mais je ne veux pas. Je ne me forcerai pas à être comme eux. Ils boivent pour oublier, ils boivent pour s’oublier. Pourquoi les imiterais-je ? Je n’ai pas envie de chasser ma lucidité ». Au fil des heures, Laëtitia s’obstina dans sa vigilance. Plus les autres remplirent leur verre, moins elle remplit le sien. Et lorsque Ronan et Olivier crièrent leur troisième chanson, la fureur monta en elle :

Pour retrouver Robert, je suis d’abord allé
Chez la belle Anita mais il n’y était pas.
Après, je suis allé pour retrouver Robert,
Chez la grande Alexa mais il n’y était pas.
                                   J’ai cherché dans la nuit et je me suis rendu
                                   Chez la chaude Irina mais il n’y était pas.  
Alors, pour retrouver mon ami, j’ai été
Chez la vive Ambrosia mais il n’y était pas.
Je l’ai cherché encore et frappé à la porte
De la douce Antonia mais il n’y était pas.
                                   J’ai encore essayé en allant chez Lydia
                                   Mais Robert de la nuit n’y avait mis les pas.
                                   Fatigué, j’ai renoncé à chercher Robert
Et je suis allé chez mon cousin Rodrigo.
Il était déjà tard, je suis entré sans bruit
                                   Mais quand je fus dedans, me voilà tout surpris :
                                   Rodrigo et Robert s’enlaçaient dans le lit.
                                  
Là, quelques voix s’étonnèrent. Mais personne ne les encouragea à continuer. Ils firent quelques pas avant de s’écrouler sur le canapé, où ils se burent une bouteille de champagne, en murmurant des bouts de chanson. Peu après, les premiers invités s’en allèrent. La soirée s’acheva vers trois heures du matin. Comme Stéphanie dormait sur le lit, Ronan et Laëtitia se couchèrent dans le canapé. Mais, trop mécontente pour s’endormir auprès de lui, Laëtitia se leva, entra dans la chambre, sortit des couvertures, un drap et un oreiller, les posa à terre et s’installa sur son lit de fortune. Lorsqu’ils se réveillèrent, il était deux heures de l’après-midi. Stéphanie passa le reste de la journée avec eux. Le soir, quand ils furent à nouveau seuls, Laëtitia fut trop fatiguée pour lui dire ce qu’elle avait ressenti au cours de la soirée. Ils se couchèrent tôt. Et le lendemain matin, une nouvelle semaine commença. 
Le samedi suivant, un ami de Ronan l’invita à une fête à La Ferté-Jouini. Celle-ci devait se dérouler dans une ferme. A contrecoeur, Laëtitia le suivit. Qu’on ne se méprenne pas sur Laëtitia : Ce n’était pas une femme soumise, du genre de celles qui accompagnent leur homme partout où ils vont et qui, lorsqu’elles n’ont pas envie, ne manifestent pour seule réprobation qu’un « pfouh ». C’est parce qu’elle ne voulait pas aller à cette soirée que Laëtitia y alla. Nouvel entortillement des émotions amoureuses : De cette contradiction, elle espérait tirer une transcendance car elle pressentait qu’en s’ennuyant une fois de plus avec Ronan, elle puiserait en elle suffisamment de force pour le quitter. Ainsi, elle s’apprêtait à terrasser l’ennui d’une soirée avec des inconnus par une rupture avec l’homme qu’elle avait cru aimer : Subtile homéopathie du cœur féminin.
Ce qu’elle avait pressentit survint. Lorsqu’ils arrivèrent à la ferme, Ronan lui présenta son ami, Alban, un trentenaire rieur et insipide. Les invités furent à l’avenant. Ils étaient venus pour boire. Parler ? Se détendre autrement qu’en se murgeant ? Cette éventualité ne semblait pas avoir frappé leur esprit. Ainsi, avant même de s’ennuyer, Laëtitia sentit flotter autour d’elle les promesses de l’ennui. Elle s’assit à une table ronde couverte d’une nappe en papier, sur laquelle étaient posés des assiettes en carton et des verres en plastique. Un buffet était dressé contre le mur. Là, sur plusieurs tables, se succédaient des plateaux de charcuterie, de terrines en gelée, de pâtés de légumes, de citrons farcis au thon, d’avocats à la crevette, de toasts au foie gras, au saumon fumé ou aux œufs de lump, de salades de choux, de betteraves, de carottes râpée. A peine arrivée, Laëtitia alla au buffet, elle fut la première à se servir et c’est avec un vif plaisir qu’elle découpa les pâtés, plongea la louche dans les salades et avala quelques toasts. Etre la seule à manger lui procura une sorte de fierté subversive ; et, en inaugurant le buffet, elle eut l’heureuse sensation de provoquer les invités. Puis elle s’assit à table et mangea. Un repas ne remplit pas la soirée : Même les interminables festins ne suffisent pas à tuer le temps. Ainsi, après avoir mangé, Laëtitia fut vite gagnée par l’ennui. Vingt-deux heures n’avaient pas encore sonné qu’elle demanda à Ronan :
- On rentre ?
- Il est tôt.
- Je veux rentrer.
- Non. Je reste ».
Assis à côté d’eux, un homme les entendit. Il se pencha vers Laëtitia :
- Si vous voulez, je vous raccompagne ».
Troublée, elle le regarda dans un sourire :
- Ça ne vous dérange pas ?
- Si je vous le propose ».
Elle accepta. Ronan fixa l’homme : Il avait une soixantaine d’années, les cheveux rares et le cou gras. De sa chaise, il se leva lentement. Ronan les regarda partir sans s’inquiéter. Une fois en voiture, Laëtitia et l’inconnu firent connaissance :
- Je m’appelle Gérard mais devinez comment tout le monde me surnomme.
- Gégé ?
- Oui. J’imagine que les Géraldine ressentent la même chose quand on les appelle Didine. Et vous, votre prénom ?
- Laëtitia. Mais je n’ai pas de surnom. Même pas Titi ou Laëlaë.
- C’est joli, comme prénom. Vous savez ce qu’il signifie en latin ?
- Non.
- La joie, le bonheur, le plaisir de vivre. Il vous va bien ?
- C’est une question que vous posez ?
- Si vous dites ça, c’est que vous n’êtes pas heureuse.
- C’est compliqué. A la soirée, l’homme qui était avec moi, Ronan, je ne l’aime plus. J’ai envie de le quitter. Je vais le quitter.
- Pourquoi vous allez à une soirée au fin fond de la campagne dans une ferme mal chauffée où on sert de la piquette avec un homme que vous n’aimez pas ?
- Bonne question. Pour me convaincre.
- De quoi ?
- Que, demain ou dans une semaine, nous ne serons plus ensemble.
- C’est étrange d’agir ainsi.
- C’est naturel. Vous, comment faites-vous pour quitter quelqu’un ?
- Moi, je ne quitte personne. C’est moi qu’on quitte. J’ai été marié pendant vingt-deux ans. Puis, comme on dit, ma femme est partie. Partie ».
Il se confia un peu à Laëtitia, qui n’osa pas le questionner. Puis il y eut un long silence et, pendant qu’il conduisait, elle vit une larme couler sur sa joue.
Une fois entrés en ville, il voulut la raccompagner jusqu’à chez elle. Lorsqu’il passa devant l’immeuble où Ronan habitait, Laëtitia songea qu’elle devrait, bientôt, venir y chercher ses affaires. Par chance, elle n’y avait laissé que quelques vêtements. Puis, lorsque Gérard traversa la rue, elle lui montra son lycée :
- C’est là que j’enseigne ».
Et, quelques mètres plus loin, il passa devant le Gambrinus. Une vive lumière jaillissait des fenêtres. Laëtitia aperçut une ombre à l’intérieur. Soudain, un frisson la traversa :
- Vous pouvez me déposer là ? »
Il s’arrêta :
- Merci.
- Bonne chance, Laëtitia. Et soyez heureuse ».
Et il repartit.
Laëtitia poussa la porte du Gambrinus et entra. Il n’y avait personne dans la salle. Elle s’avança au fond de la salle, entrouvrit les battants et elle aperçut Lionel, seul dans les cuisines, qui écrivait sur un papier fixé au mur. Elle l’appela, il sursauta. Et, pour la première fois, c’est elle qui alla à lui. Il plaisanta :
- Madame, nous ne servons plus depuis près d’une heure ».
Ils se sourirent puis, sans se surprendre, ils s’embrassèrent.
Deux ans plus tard, Laëtitia accoucha d’une fille qu’elle prénomma Mina.