Questionner
est plus dangereux que répondre. Il y a un je ne sais quoi de polémique
dans le questionnement. Quoi qu’on demande, on se met dans la position du
chasseur, on part en quête d’une autre âme, avec l’incertitude de ses réponses.
S’indignera-t-elle ? Sera-t-elle indifférente ? Ira-t-elle jusqu’à
m’ignorer ? Sera-t-elle blessée par les questions que je lui
poserai ? On avance à l’aveuglette, face au mystère immense de l’Autre.
Ainsi, quand je questionne quelqu’un, je prends des risques. Un courage curieux
réside là-dedans, qui me pousse à sonder l’esprit de la personne que j’ai en
face de moi. Mais pourquoi cette envie de la connaître ? D’où vient cet
instinct de chercheur ? Tout le monde ne questionne pas, il y a des gens
discrets, les taiseux, si discrets qu’on finit par oublier leur présence. Ces
gens-là, pourquoi restent-ils dans le silence ? Parce qu’ils sont
pudiques, me dira-t-on, et qu’ils respectent l’intimité d’autrui. Mais si on y
réfléchit de plus près, qu’est-ce que le respect ? Respecte-t-on quelqu’un
quand on se tient face à lui, immobile, sans un mot, en attendant qu’il se
confie à nous ? Il faut toujours questionner. Quelle que soit la situation
et la personne, il n’y a aucune exception à cet impératif humain.
Souvent,
on me reproche de poser trop de questions et d’en poser d’intimes. C’est vrai
que je questionne beaucoup, j’aime questionner sur tout, l’enfance, la religion,
l’amour, la politique et je ne prends pas de gant pour le faire. Suis-je
intempestif quand je demande à quelqu’un pour qui il a voté aux dernières
élections ? Ai-je tort de lui demander s’il a déjà eu des relations
homosexuelles ? Ai-je heurté sa conscience en le questionnant sur sa
foi ? A chacune de ces questions je réponds non et je répondrai toujours
la même chose car, à mes yeux, questionner quelqu’un est une tendresse. Je
cherche à le cerner, le connaître et l’aimer. Dès que les questions se
retirent, la violence commence. Pensez aux dictatures : les tyrans
écrasent leur peuple ; pas de référendum, c’est-à-dire pas de possibilité
pour des millions d’hommes de s’exprimer. Pareil pour les couples et les
familles. Deux amants qui ne se parlent plus, un enfant qui a peur de
questionner ses parents, un père qui redoute d’interroger son fils : ces
silences sont terribles.
Quand j’étais petit,
autour de cinq ans, un après-midi de printemps, à la maison, ma mère m’a
dit :
- Parle-moi de ta vie
intérieure ».
Nous étions dans le
salon, assis à la table où on prenait nos repas. Aussi loin que je retourne
dans mes souvenirs, j’étais en train de dessiner lorsqu’elle s’est assise à
côté de moi. Elle m’a regardé quelques instants, sans dire un mot, avant de me
lancer cette phrase. Je l’ai regardée et je lui ai souri. Sa phrase m’a amusé,
elle m’a paru mystérieuse et fantasque, comme si ma mère m’invitait à jouer à
une énigme heureuse. C’est comme ça que je l’ai vécue et, vingt-cinq ans plus
tard, c’est encore comme ça que je la vis. Que lui ai-je répondu ? Je ne m’en
souviens pas. Peut-être que je lui ai demandé de m’expliquer sa phrase et, dans
mes souvenirs, j’ai l’impression de ne pas l’avoir tout de suite comprise. Mais
la voix de Maman résonne en moi comme si elle me la murmurait maintenant, alors
que vingt-cinq ans ont passé. Pourtant, bien qu’elle me soit si familière et
bien que je l’entende dans ma tête, j’aurais du mal à décrire précisément
l’intonation de sa voix au moment où elle m’a demandé :
- Parle-moi de ta vie
intérieure ».
La tendresse se mêlait
à une espèce de fierté amusée, comme si elle me lançait un défi d’amour. Là,
les mots sont pauvres pour raconter, je sens que quelque chose de Maman
m’échappe et seul le souvenir me restitue tout d’elle. Comment retranscrire
fidèlement sa voix ? Il y avait de l’amour mais cet amour ne ressemblait
pas à celui des autres mères. Il était haut. Au-delà de son fils de cinq ans,
on aurait dit qu’elle s’adressait à l’homme que je suis devenu. Elle a détaché
chaque mot, sans hausser ni baisser la voix. Il n’y avait rien d’autoritaire
dans sa voix mais, en même temps, elle voulait que je réponde. Cette volonté,
je l’ai lue dans ses yeux, qui me fixaient avec ferveur. Il fallait lui
répondre, ce que j’ai fait. Plus tard, au fil des années, elle m’a souvent
redemandé de lui parler de ma vie intérieure. Et puis, un jour, à la fin de mon
adolescence, c’est moi qui lui ai posé la question.
De Maman, j’ai hérité
le plaisir de questionner. Son « parle-moi de ta vie intérieure », je
l’ai étendu à d’autres gens. Y a-t-il une question plus importante que
celle-là ? Quoi de plus généreux et décisif que cette interrogation ?
A votre tour, posez-la, répandez-la, qu’elle devienne une devise universelle.
Ne craignez pas les réponses. Cette question ne contient que de l’amour et de
l’estime ; si quelqu’un refuse d’y répondre, il se trompera sur vous et sur
lui-même. Et si, après vous avoir parlé, il vous retourne la question, vous
devrez répondre à votre tour. Quand on questionne, on doit s’attendre à être
questionné.