La symétrie est une damnation. Que
d'opposition facile, que de brisure nette et inconciliable. Observons comme
nous tranchons : le jour et la nuit mais ne voyons-nous pas de la clarté dans
le ciel le plus noir ? Et où commence la nuit ? Je donnerai un milliard d'euros
à celui qui saura baliser la frontière entre le jour et la nuit ; et surtout,
n'évoquez pas le crépuscule, qui est une multitude de fragments de pourpre,
d'ocre, de bleu, de violet et où le ciel se déchire en lignes de brouillard
orange. De même, ne me parlez pas de l'aurore, qui se charge des premiers
chants d'oiseaux mais pas des chants timides, pas des chants approximatifs qui
ne seraient que des promesses de roucoulements ; les chants de l'aurore sont
plus solennels et plus clairs que certains chants du cœur du jour. Non, ne riez pas
à cette question : quand commence le jour ? Et quand commence la nuit ? Ont-ils
seulement un commencement ?
Je
raisonne à l'identique pour le corps et l'âme. Arrêtons-nous quelques instants
sur cette rupture : le corps et l'âme. Que de clichés sur cette coupure. Le
corps et l'âme : que la couturière taille net la robe qu'elle crée, soit ;
qu'on fragmente notre identité en deux, non. Le cerveau s'incorpore à notre
crâne, il loge en nous ; quoi qu'on en dise, il n'est pas ailleurs. Alors,
pourquoi le placer au-delà de notre corps ? Pourquoi le sacraliser et le
considérer comme le meilleur outil de l'âme ? Et qu'est-ce que l'âme ? Nous ne
l'avons jamais localisée. Je ne la réfute pas ; ce que je réfute, c'est la
différence. Notre âme, c'est notre corps et notre corps, c'est notre âme. Ils
s'emmêlent comme un index se croise dans un majeur. Et cette rupture qui a fait
la gloire de l'Occident pendant deux millénaires, que signifie-t-elle ? Ce n'est qu'une convention.
Quelques
penseurs et quelques spiritualistes ont jugé que nous étions disjoints.
Peut-être qu'ils ont pensé : le ciel n'est pas la terre, le ciel est au-dessus
et la terre est cruelle. De cette dualité géographique ils auraient façonné une loi sur
les hommes: "nous avons un ciel et une terre". Et alors, ils ont
séparé le corps et l'âme mais de même que le ciel est infini alors que la terre
est une boule qu'on peut parcourir à pied plusieurs fois en une vie, ils ont
amalgamé l'âme avec l'esprit, les ailes de la conscience, la somptueuse et
terrible part de nous-mêmes qui échappe à la chair. Et nous voilà morcelés
comme deux jumeaux arrachés l'un à l'autre.
Pas
de plus grande supercherie que ce profond partage. Nous ne sommes pas
dissociés. L'âme et le corps sont mêlés. Voici la seule loi que je retiens sur
la condition des hommes. Aucun compartiment, aucune classification ni calibrage
de nos destinées. Qu'est-ce que l'homme ? Une entité. Un ensemble, une
globalité dont il n'y a rien à prélever. Pourquoi briser le diamant brut ?
Pourquoi tailler le séquoia ? Pourquoi morceler le trésor que nous sommes ?
Notre âme s'appelle corps et notre corps s'appelle âme. Réciprocité totale et
permanente.