dimanche 19 février 2017

Nous n'en saurons pas plus


Quand, depuis le port, on vit, dans la brume crépusculaire, reparaître Éleuthéria, on crut d’abord que nos yeux mentaient : deux ans qu’il n’était pas revenu de sa pêche, ce chalutier dont on avait fait des chansons, cette gloire de la mer que les villes voisines enviaient et qui, par sa renommée, attirait ceux de la région et même de plus loin qui voulaient le contempler ; et face à cette forme qui approchait, la stupeur fut si violente qu’on évoqua l’impossible : « Un vaisseau fantôme ? » Mais le surnaturel est une opportunité éphémère et les nuages se dissipèrent. Regroupé sur la jetée, comme on épellerait l’alphabet dans les ténèbres, on murmura que c’était lui.

La peur ne fut pas moindre mais autre ; non plus l’incertitude qu’une présence se dessine à l’horizon mais la certitude qu’une absence se termine ; et lorsqu’il entra dans la rade, bien qu’aucun de nous n’ait oublié son nom, on cria « Éleuthéria » avec autant de crainte que de ferveur ; car il revenait, lui qu’on avait pleuré de ne pas revoir.

Le voici qui se dresse, intact ; et à sa proue, ils se tiennent tous, les cinq de l’équipage, immobiles mais souriants. Eux dont on avait d’abord évoqué le retour en parlant au futur, comme s’ils ne pouvaient pas naufrager : « Ils reviendront » puis dont la mort, au fil des jours et des semaines s’était laissé entrevoir : « Ont-ils cherché trop loin ? » avant que l’évidence, au bout de six mois, se proclame « ils ne reviendront pas » ; eux qu’on priait au cimetière bien qu’ils n’aient pas de sépulture, les voici qui amarrent, descendent l’ancre, enroulent la corde à la bitte.

Leurs barbes sont longues, épaisses, lourdes mais on les reconnaît immédiatement. S’ils sont différents, c’est par leur regard, plus lent, plus triste, qui ne s’attarde sur personne.

Ils descendent sur le quai et nous saluent ; leurs voix sont ténues, au plus près du murmure puis ils montrent les filets pleins de poissons : « À vous ! Jamais vous ne mangerez meilleure chair » et dans la nuit qui gagne, couverts d’ombre et de nos questionnements, ils s’engouffrèrent dans la grande rue, en silence, d’un même pas, comme cinq frères soucieux de préserver leurs secrets…

13 commentaires:

  1. Je te remercie de m'avoir permis de découvrir ton univers intérieur à travers ton blog et tes poèmes.
    Ton œuvre est riche et variée sur le fond comme sur la forme mais j'y décèle un puissant fil conducteur : une quête intransigeante pour percevoir le réel au-delà de l'illusion des masques et des jugements, une recherche de la perception vraie, celle du corps et non celle du mental, alliée à une exigence du mot juste pour l'exprimer au plus près.

    Tes écrits sont à la fois emprunts d'absolu et d'un filtre d'acceptation du monde sans faux-semblant, l'un n'excluant pas l'autre, au contraire, l'un et l'autre permettant de transcender les blessures de l'existence.

    A ta suite, le lecteur est invité à faire un pas de côté, à sortir un instant du tourbillon de sa propre vie pour seulement observer, observer complètement, observer de tout son être, ce qui se passe autour de lui et au-delà de son propre miroir. Une pause très salutaire, une rencontre avec soi-même, une aventure qui me semble tout à fait essentielle et constructive.

    Bonne continuation sur ce chemin,
    Élisabeth Lecocq

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    1. Bonjour, Élisabeth

      Et bienvenue sur le blog ! S’arracher à l’actualité du monde et à ce qu’elle charrie d’oppressant, de tronqué, d’insincère, de démagogique est une sorte d’hygiène émotionnelle qu’il faut renouveler chaque jour. Trop souvent, on croit que les contemplateurs sont des êtres nonchalants, qu’ils observent la nature et les Hommes passivement, avec une mansuétude lunaire de Pierrot. Or, observer le réel, qu’il s’agisse du chant d’une perruche, d’une vache qui met bas, de mousses accrochées à la roche, d’un enfant courant sur la plage ou d’une femme qui lit dans le métro, constitue une pratique active et enthousiaste, loin, très loin de la rêverie…

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  2. La mer, les chalutiers, la pêche au loin, tout cela me fait penser à la Bretagne et au Pays Bigouden,
    Aux ports du Guilvinec, de Lesconil, de Loctudy, de la Baie d'Audierne et de Tréboul.
    Aux lumières blanches de Pont-L'Abbé, au reflet des bateaux dans l'Odet sous le drapeau du Gwenn Ha Du,
    A la plage d'Ezer, au rire des mouettes et à l'éclat du soleil sur la mer, brillant comme des diamants,
    Aux voiliers et au retour des sardiniers avec leurs filets, et au début de la criée
    Au Pays de Léon, de Cornouaille et du Trégor, aux danses bretonnes et au son du biniou
    Le temps d'une écriture, retour aux racines du Finistère, au bout de la terre...
    Corinne

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  3. Même dans les contes, où l’imaginaire règne plus que dans tous les autres genres littéraires, nous rattachons un lieu fictif à d’autres que nous connaissons, comme si nous avions besoin, parmi les eldorados, les villes extraterrestres ou les territoires magiques, de retrouver une géographie familière. Parfois, nous allons même jusqu’à les unir avec des endroits où nous n'avons jamais mis les pieds. Et à l’instant, je pense à Puerto Toro, l’ultime village de Patagonie avant de s’embarquer pour le pôle Sud…

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  4. La Pentagonie, il fallait y penser. Ils ont franchi le Cap Horn et sont partis rejoindre l'Antartique, continent le plus froid, le plus sec et le plus venteux, durant deux ans...(un récit imaginaire qui continue...)

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  5. Je découvre, via les beaux textes parus sur le Capital des mots... Je reviendrai. Bel univers.

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  6. Chère Joëlle,

    Soyez la bienvenue sur le blog. C'est un lieu qui propose des promenades rapides, des incursions incertaines, des tâtonnements, voire des errances mais aussi des flâneries et des arrêts invitant à la contemplation. À chacune et à chacun d'y trouver sa cadence, au gré de ses envies et de ses enthousiasmes..

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  7. Voici quelques mots à propos de votre poème « Haras »…
    Pour commencer, ce texte est très beau, peut-être un peu court. Je trouve que ce que vous décrivez est très juste dans un sens, ces animaux (qui me sont si chers) dont la « vie enfermée » provoquent un sentiment de peine. Mais sachez une chose, jamais une écurie n'est triste ou même silencieuse, en tout cas pas pour moi, et je sais de quoi je parle car plus d'une fois j'y ai dormi, une écurie c'est plein de vie ! Ces sabots qui claquent et ces hennissements qui, à juste titre, lorsqu'ils sont secs et brefs, peuvent être le signal d'une détresse. En cela, je reconnais parfaitement mes sentiments dans votre poème.

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  8. Chère Anaïs,
    Toi qui montes fréquemment à cheval, le monde de l’équitation t’est familier ; tes propos sont donc plus légitimes et plus nuancés que les miens. Dans un zoo, une étable, un clapier, une soue, une niche, la vie ne cesse pas, en effet : ces lieux sont imprégnés de l’odeur des animaux et résonnent de leurs bruits. Mais ils sont circonscrits (parce que des hommes en ont voulu ainsi) et lorsqu’un cheval s’enfuit de l’écurie, plutôt que de consentir à ce qu’il s’épanouisse dans un Ailleurs inconnu, ses maîtres partent à sa recherche…

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    1. Cher (ex-)professeur,
      Il est vrai que lorsque l'un d'eux s'enfuie, la première réaction est de partir à la recherche du fuyard. Et je trouves sa pour ma part très idiot, car la plupart des chevaux qui s'enfuient reviennent, l'Homme a déjà brisé ces animaux.
      Dans le monde construit par les hommes, un cheval est, comme beaucoup des magnifiques êtres de notre planète, vulnérable et en danger. Les chevaux, pour aller droit au but sont fragiles physiquement, une blessure même en apparence pas importante peut le conduire à la mort en un temps records. Malheureusement, dans le monde dans lequel nous vivons les chevaux sont plus dépendants de nous que nous l'avons été d'eux pendant des siècles. Cette relation d'assistance mutuelle de départ s'est transformée en véritable domination sur ces créatures extrêmement gentilles et sans instinct de destruction, bien qu'entre eux ils ne soient pas toujours tendre. Mais je suis pour ouvrir tous les boxes et les laisser vivre leur vie.
      Aujourd'hui le genre de haras que vous décrivez existe bel et bien et c'est plus que déplorable.

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  9. Intrigué par ce titre énigmatique, j’ai lu ce récit de marins pêcheurs qu’on croyait disparus. Nous sommes tout de suite immergés dans cette atmosphère humide et froide, baignée de brume et de ténèbres. Le thème de l’absence est encore très prégnant ici, d’ailleurs ceux qui reviennent ne sont plus vraiment les mêmes. Les périples, les souffrances les ont transformés et pas que physiquement, ils murmurent, leur regard est triste. Ils sont passés de l’autre côté mais sont revenus soudés comme les cinq doigts de la main. En voyant la description des ces hommes avec leur barbe et la lassitude que l’on imagine facilement après deux années en mer, je repense à ces otages longtemps détenus et enfin libérés mais métamorphosés à leur descente d’avion au point que certains les soupçonnaient d’une quelconque compromission avec leurs ravisseurs. Quelque part ces marins ont aussi été les otages de la mer.
    Par ailleurs, le nom du bateau évoque justement la liberté, l’océan est sans limites et l’infini est aussi une prison pour celui qui s’y perd. Cela me rappelle un film « En pleine tempête » mais le scénario, somme toute assez médiocre, était plus sombre puisque l’équipage périt au final après avoir trouvé la pêche miraculeuse. Et pourtant ces marins que tu décris, on les a crus morts, on les a priés au cimetière. L’image du vaisseau fantôme au début du récit, le mélange de crainte et de ferveur de la population, « couverts d’ombre » dis-tu à la fin, en fait, ces marins ne sont-ils pas des revenants dans les deux sens du terme. Quel pacte ont-ils du passer pour se sauver, quels secrets gardent-ils au fond de leurs âmes, d’où reviennent-ils vraiment ? Et quelle signification donner à ce « repas sacrificiel » auquel ils semblent convier les habitants en leur lançant « jamais vous ne mangerez meilleure chair » ?
    Mais « nous n’en saurons pas plus ».
    Un dernier point que j’aimerai évoquer ici. Les illustrations que tu choisis sont toujours bien à propos et cette peinture du bateau qui soulève un lourd rideau de brume est très évocatrice. Ce bateau semble effectivement sortir de nulle part, d’un autre univers outre-monde, comme ces pauvres marins.

    Stéphane

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    1. Ces marins ont-ils été pris en otages ? Ont-ils souffert lors de leur périple ? Ont-ils vécu sur une île comme des Robinsons avant de rentrer chez eux ? Pourquoi déposent-ils du poisson sur le quai en lançant à la foule une phrase aussi hospitalière que pleine de défi ? Le fait qu’ils soient cinq a-t-il une signification précise ? Persuadé que mes réponses seraient décevantes, je préfère éluder. Certes, les hommes évoqués dans ce récit ont enduré une épreuve ; laquelle ? Bouche cousue.

      En revanche, pour renchérir à tes réflexions sur l’impact que constitue un retour, je trouve, comme toi, qu’il est souvent minimisé par rapport à celui d’un départ. Revenir dans la maison de notre enfance, non pas quelques mois après l’avoir quittée mais cinq, dix, vingt ans plus tard ; arpenter à nouveau les rues de la ville ou du village où nous avons marché petits ; et plus largement, retrouver des objets liés à un passé lointain, comme les imagiers que nous feuilletions ou les figurines avec lesquelles nous jouions : ces inaugurations à l’envers sont troublantes, elles font affluer un souvenir qui a préservé une part de notre émerveillement d’autrefois, sans pour autant nous rendre nostalgiques…

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