Orphelin dès l’âge de
trois ans, Aymeric commença des recherches en généalogie afin d’en apprendre un
peu sur ceux qui l’avaient enfanté. Il s’appelait Zoramanche, un nom recensé
dans cinq villes de France. S’étant rendu dans chacune d’elles, c’est à
Candelles-sur-Vèbres, un hameau renommé pour ses rémouleurs, qu’il découvrit
l’identité de ses parents, Aude et Raphaël, deux agriculteurs qui avaient
cultivé du sureau avant de partir sans indiquer à personne où ils s’en allaient.
Avec si peu, il frappa à chaque porte, en posant la même question aux habitants.
De maison en maison, on lui répondit avec une bienveillance surprise, bien sûr
qu’on se souvenait d’eux, ce couple toujours ensemble, sociable dès que le
crépuscule arrivait, à trinquer sur la place des Couteliers mais s’éclipsant en
journée, affairé sur sa plantation. Une femme au petit visage qui avait été
leur voisine le fit entrer chez elle ; et assis dans la cuisine, elle
lui montra une photo où ils posaient devant leur champ, une plante à la main et
rieurs d’une insouciance qu’il n’avait pas.
Leur jovialité le
troubla : si apparentes, leurs dents ; si ostensible, la joie qu’ils
affichaient ; étaient-ils beaux tels qu’il aurait voulu ?
« Puis-je la garder ? » D’un revers de main, la dame poussa la
photo vers lui avant d’ajouter : « Votre père m’a parlé du sien. Dans
les Vosges, il avait une scierie qui le faisait bien vivre. Sa femme était
potière à Soufflenheim. »
Remontant la trame de
son sang, il se rendit en Alsace où des bûcherons lui racontèrent son
grand-père : travaillant dès l’âge de onze ans, il avait construit, deux décennies
plus tard, un hangar à l’entrée de la forêt de Götteswiller, pour la découpe de
pins et d’épicéas. Ils évoquèrent un artisan rigoureux qui au-delà de faire le
commerce du bois, croyait à l’âme des arbres ; un mystique clairvoyant sur
la comptabilité à tenir et les échéances de paiement. Ils rappelèrent un homme
franc et droit, qui se vouait à son métier comme un croyant se consacre à sa
religion ; discret sans être taiseux, pudique sans taire ses
attendrissements et qui parfois, en fin de journée, après avoir livré une
stère, invitait ses amis à souper, auxquels il dévoilait un peu de son enfance.
Bien qu’Aymeric fût
dans l’inconfort d’investiguer son passé, l’envie d’y descendre s’accentua. En
poursuivant sa quête, il lut dans les archives municipales de Ribeauvillé
qu’une dénommée Clara Himmelsberg, une après-midi d’automne plus chaude que
celles d’août, à la maternité des Trois Rivières, avait accouché de triplés,
dont son grand-père, qu’elle fut le seul à reconnaître en parafant d’un X sur
le registre des naissances avant de déposer les deux autres sur le perron d’une
crèche avec, glissé dans leur couffin, une image pieuse en bas de laquelle
était écrit : « Offrez-leur l’amour que je ne pourrai pas leur
donner. »
Aymeric n’apprit pas
pourquoi elle avait abandonné ces deux-là et élevé son troisième enfant mais
dès qu’elle eut vingt-et-un ans, elle quitta l’Alsace pour la Bretagne, où elle
retrouva sa mère, Maëlys, une vendeuse de fleurs qui, les nuits de pleine lune,
sur la plage, suppliait les korrigans de semer généreusement pour la prochaine
floraison.
Curieux de cette femme
dont il ignorait le visage et dont il avait le même sang, il se rendit à Brest.
Des recherches qu’il mena à l’Hôtel de Ville et dans plusieurs communes de
banlieue, il apprit qu’elle était la fille d’Aline et Ronan, une institutrice
et un pêcheur dont les familles respectives s’étaient concertées pour qu’ils
fassent connaissance à un fest noz, à Damgan, face à la mer, un soir où on
fêtait les constellations. De cette rencontre Aymeric lut quelques
impressions : des notes sur un calepin, plusieurs témoignages d’amis qui exhortaient
la maîtresse d’école à se lier avec celui qui l’attendait chaque après-midi, à
la sortie de ses élèves. Cet arrangement avait réussi.
Remonter plus loin dans
son passé empiéta sur le quotidien ; sa compagne, Angela, après plusieurs jours
loin d’elle, déplora ses absences répétées. Bien qu’elle comprenne son souhait de
connaître ses racines, elle entrevit dans ses allers-retours une hargne qui ne
s’essoufflerait pas, voire la promesse de quelque chose de dévorant. Un soir,
elle avoua se sentir seule depuis ces dernières semaines : leur couple
devenait un désert. Ses confidences arrachèrent Aymeric à lui-même. Renonçant à
ses trajets anxieux avant de compulser des registres poussiéreux où il glanait
quelques informations sur ses ancêtres, il engagea Patrice Leaucarnot, un
généalogiste renommé pour sonder plus profond la terre de ceux auxquels il
devait la vie.
Quatre jours après,
Leaucarnot revint vers lui : la mère d’Aline n’était pas bretonne :
née dans un hameau d’Aubrac où, disait-on, les hivers étaient si glacials que
les roches s’en brisaient ; après plusieurs visites nocturnes de son père
dans sa chambre, elle avait rué de la maison en hurlant, avec sa culotte pour
seul vêtement jusqu’à la grand-place de Nasbinals où elle s’était effondrée en
maudissant les familles. Regroupés autour d’elle, les habitants effarés et
immobiles, un couple de vieillards avait brisé la foule, l’avait relevée et
emmenée chez eux, où ils l’avaient douchée, habillée puis fait prendre un
repas.
Peu après, elle fut
placée à l’asile des Grandes Lauzes. Les observations psychiatriques du docteur
qui la traita rendaient compte d’une dégradation rapide et généralisée de
son état : elle fut frappée de démangeaisons aux aisselles et aux pieds,
d’hallucinations visuelles, de délires verbaux où elle prétendait qu’un loup
l’avait violée ; plusieurs fois, elle vomit son repas avant de le
régurgiter. Puis elle cessa de manger, toute nourriture lui paraissant du
poison. Face aux infirmiers qui s’efforçant de l’alimenter, l’assirent sur une
chaise, attachèrent ses mains et ses jambes avec une corde avant d’introduire un
entonnoir dans sa bouche, elle se contracta tant que sa gorge gonfla jusqu’à ne
rien laisser passer. En revanche, son appétit s’allumait devant les murs de sa
chambre, dont elle léchait le plâtre ; quant à l’hygiène, elle crachait
sur son avant-bras et y passait la langue plusieurs fois, comme un chat se
nettoie.
Son médecin l’estima
cliniquement perdue une après-midi de promenade dans le jardin, lorsqu’il
l’aperçut au pied d’un arbre en train de se lacérer le vagin avec une branche.
Son séjour dura huit mois : un matin d’automne, après une nuit sans cri,
Charlotte fut retrouvée morte sur son lit, ses doigts enfoncés dans les yeux.
Ses parents l’ayant
reniée dès son internement, c’est son frère qui se recueillit devant sa
dépouille ; n’ayant pas assez d’argent pour l’inhumer dans un cercueil, il
pria un ami prêtre de venir à la fosse commune réciter quelques chants
d’éternité pour sa sœur avant qu’elle soit jetée dans un trou et recouverte de
chaux. Ensuite, il retourna à l’asile où une aide-soignante lui remit, après
l’avoir lavé, le linge qu’elle portait. Dès qu’il fut dehors, toucher ses
vêtements le ravagea. Serrés dans son poing, il marcha avec les vestiges de
celle qu’il avait vu naître et qui si jeune, dévorée de ténèbres, la dernière
fois où il l’avait visitée, n’en était, pour tout langage, qu’à roter ou
siffler.
Plutôt que de rentrer
chez lui où il cohabitait avec son épouse, il se rendit dans un parc où il
écrivit à son oncle une lettre sur l’agonie de Charlotte. Dès qu’il la reçut,
celui-ci le supplia de brûler les habits de la défunte, pour conjurer que le
malheur refrappe. Presque centenaire et veuf depuis près de trente ans,
installé dans une cabane où il accueillait ceux qui le consultaient pour ses
dons de guérisseur, Pierrick rappela à son neveu que des puissances invisibles
régissaient la vie ; tantôt bienveillantes tantôt néfastes, comme celles
qui s’étaient acharnées sur Charlotte ; et plutôt que de célébrer les
beautés de l’amour fraternel, il l’exhorta à oublier : « Quitte
les lieux où vos pas se sont mêlés. Fuis les paysages où tu la retrouverais.
Casse les objets qu’elle a touchés puis jette-les et fais de ta mémoire un désert. »
En examinant l’enveloppe,
Leaucarnot remarqua qu’elle était cachetée d’un sceau représentant un dragon
surplombant un puits. Dans un livre d’héraldique, il apprit que Lésinoir, un
hameau situé entre Bruère-Allichamps et Saint-Amand-Montrond portait cet
emblème depuis la seconde moitié du Moyen-Âge. Or, dans le registre d’état
civil, il repéra le nom de Sormanche, variante simplifiée de Zoramanche. L’omission
du a le questionna : était-elle
due à une erreur de graphie entre les malles-charrettes qui traversaient la
France d’Amiens à Clermont-Ferrand ? Ou venait-elle de lui, impatient à
changer de nom suite à un déboire qui l’aurait entaché ?
Leaucarnot découvrit
que Pierrick avait eu deux enfants, des jumeaux mort-nés, enterrés un soir de
pluie, dans le cimetière, entre deux sépultures dont la concession n’avait pas
été renouvelée. Cette paternité dévastée l’avait mené aux obscurités de la
spiritualité. Selon les témoignages de ses voisins, chaque jour, dès la fin de la
matinée, il s’asseyait devant leur tombe, ouvrait un livre et se mettait à
réciter des sortes de poèmes dans une langue inconnue jusqu’au coucher du
soleil.
Recensant les livrets
de finances établis par les librairies de quartier, Leaucarnot releva une
recrudescence d’achats de guides ésotériques à l’époque où Pierrick vivait son
deuil. Bien que sibyllins, leurs titres auguraient d’une adhésion à
l’occultisme : Traité de la grande
roue, Initiation aux cinq Motifs,
Rituels d’observance et d’ablution
précédant l’entrée au Temple, Nouvelles
convergences de la Rose, Connaissance
de l’éther et des Principes Mobiles, Symbolique
terrestre et céleste des nécropoles de Haute-Égypte. La liste continuait,
de recueils mystiques en pseudo-grimoires de sorcellerie. Lui, ce père ravagé
par la mort de ses nourrissons, il avait écourté ses nuits à relire que les
fantômes rampent parmi les couloirs de nos songes.
Sa foi mena Leaucarnot
à chercher parmi les ouvrages rédigés dans la région, qui prisaient les
légendes locales telles que l’adoration au Serpent blanc, le sacrifice des
enfants aux dents écartées, la récolte des pissenlits entre minuit et l’aube. En
reliant les patronymes de ceux qui y figuraient, il découvrit que Pierrick était
le petit-fils d’Albin Soromachel, un disciple de Nostradamus, zélé jusqu’à
l’idolâtrie comme en témoignent les dernières lignes de son testament :
« Mon maître a vu l’avenir. Écoutez celui qui sait. Ses paroles sont
dictées par la main de Dieu. »
Les connaissances qu’il
acquit sur le passé de Soromachel l’exaltèrent ; il continua d’enquêter, tissant
vite la continuité de trois siècles, en s’étonnant que l’hérédité d’une famille humble soit plus documentée que la plupart des lignées aristocratiques.
Comme un explorateur des fonds marins s’enivre de descendre dans la lourde
obscurité de l’eau, il voulut les connaître, ces aïeux disséminés sur l’Hexagone,
frappés par la démence ou ambitieux dans leur métier, mécontents de leur
sédentarité ou scrupuleux à s’ancrer dans un lieu où ils voulaient trouver
quiétude. Une fiévreuse bizarrerie les entourait, où il s’enfonça en fouillant
chaque archive qui se rattachait à eux.
Lui qui avait étudié des
dynasties européennes, des descendances de baronnies ou de duchés, la hargne le
prit pour ces gens au-dessus desquels le mystère flottait. Il remonta jusqu’au
quatorzième siècle, à un certain Sormitala, dont il ne sut si c’était une femme
ou un homme, qui avait fondé une secte professant que le diable vivait sur la
lune et que l’Humanité devait construire une échelle en bois de sycomore
jusqu’à elle afin de l’y trouver, l’attaquer et le terrasser. Le passé, après,
se perdait.
Leaucarnot fixa rendez-vous
à Aymeric dans une brasserie où il lui remit un carnet contenant les informations
rassemblées sur ses ancêtres. Bien que l’histoire de sa famille l’accaparât
plus qu’aucune autre, il lui tarifa son travail moins cher que d’ordinaire.
Son professionnalisme
le retint d’avouer que ses origines avaient un je ne sais quoi d’édifiant. Avec
leurs cafés, chacun commanda une pâtisserie. La suave lenteur du service les
faisant discuter, ils s’entretinrent près d’une heure, dans ce que la proximité
a de vif et d’éphémère car ils n’auraient plus à se solliciter.
À la fin de ce moment où
se mêlèrent l’empathie et la défiance, Leaucarnot se leva et lui souhaita
« bonne chance » ; puis ils se saluèrent dans un sourire
silencieux.
Se retrouvant seul face
à la succession de courts paragraphes le renseignant sur l’existence brève ou
longue, tragique ou solaire, aliénée ou avisée, dévoratrice ou insouciante de
ceux qui avaient écrit l’histoire de son sang, Aymeric ressentit d’abord une
sorte de prestige sombre puis le malaise l’emporta.
Quelques soirs plus
tard, en dînant avec Angela, il lui annonça qu’il ne voudrait, avec elle ni
avec aucune femme, dans un mois ou dix ans, devenir père. Lui, l’orphelin qui
avait entrepris d’effacer un peu l’ombre sur le visage de ses géniteurs, il lui
fit entrevoir en quelques phrases que leur enfant, s’ils en avaient un, il ne
saurait pas le rendre heureux…